Célestin Freinet rend, dans L'Educateur, un vibrant hommage à Billion, ouvrier mécanicien de Corbelin (Isère) qui fabriqua de nombreuses presses pour la CEL. Ce texte est suivi d'un autre texte de Raoul Faure sur Billion, extrait de son livre "L’École moderne française. Techniques et pédagogie Freinet" , édité par le CRIC et l’institut dauphinois de l’École moderne, 1985
L’EDUCATEUR n° 18 du 15 juin 1952.
Un ouvrier qui a su servir l'École : BILLION
Notre ami Billion, mécanicien à Corbelin, fabricant de nos presses, vient de mourir subitement.
Nos amis Faure, anciens instituteurs à Corbelin, ont déjà dit la grande peine que cette disparition prématurée a causée à tous ceux qui l'ont connu.
Je voudrais vous dire· ici, en souvenir de cette belle et noble figure de travailleur, toute la grande part que Billion sut prendre à la mise au point et à la réalisation de notre matériel.
Billion était le noble ouvrier, le chercheur né, l'homme qui ne se satisfait jamais d'une réalisation, qui par-delà le carter de la machine, essaye toujours de voir, en profondeur, la complexité des engrenages. · Comme nous, il ne craignait pas de tâtonner, de construire, d'essayer, de redémolir pour recommencer. Le temps et l'argent comptaient moins ·pour lui que son souci de création mécanique, que ce besoin de l'ouvrier d'animer et de commander la machine.
Je possède ·encore, à Vence et à Cannes, les prototypes ·multiples de nos presses.- qui sont tous comme des étapes généreuses · de notre longue et commune recherche.
Je me souviens avec émotion du jour où Billion débarqua à Vence avec un prototype splendide de presse à volet, à encrage et tirage automatique, monté sur pied. On appuyait sur une pédale, les mécanismes se soulevaient, accomplissaient leur révolution et la page sortait, parfaite.
Mais, à l'usage, ce modèle apparut comme trop difficile à réaliser et trop complexe à manier et n'eut aucune suite. Billion ne s'en découragea pas pour si peu et tourna son attention vers les presses automatiques. Cinq ou six modèles de ces presses automatiques ont été réalisés, dont aucun n'a eu une vraie diffusion marchande. Seule la petite presse à volet, d'une simplicité unique, est tirée aujourd'hui par séries de mille exemplaires.
Un autre souvenir encore : c'était après la Libération. J'étais allé rendre visite à Billion dans son nouvel atelier. Il venait de terminer sa journée et jusqu'à une heure avancée de la nuit nous avons cherché et combiné pour essayer· de réaliser en métal un limographe à tirage automatique qui n'a jamais encore vu le jour.
Camarades instituteurs, qui auriez: tendance à vous décourager parfois parce que vos projets n'atteignent pas, d'emblée, à la perfection ou ne sont pas édités très rapidement, pensez: à l'exemple de ce grand ouvrier que fut .Billion. Comme lui, ne craignez: pas de chercher, d'ajuster, d'expérimenter, de recommencer. Ne vous laissez jamais dominer par la machine, mais qu'elle soit, entre vos mains magiciennes, l'outil que vous voulez: au service de l'homme, au service du ·peuple, au service du progrès. Ne vous laissez: pas dominer par le nombre. Même dans le travail en série, Billion voyait à chaque pièce son individualité à parfaire et à magnifier.
Si notre pédagogie parvenait à former des hommes, des ouvriers, riches de cette conscience, de ce souci de recherche et de perfection dans le travail, de ce goût scientifique, si elle formait des Billion pour la nouvelle génération, alors les presses que l'ouvrier trop tôt disparu avait créées de son intelligence et de son cœur deviendraient comme " un symbole émouvant d'une destinée qui mérite de passer, comme son œuvre, à la postérité. C. FREINET.
article de l'Educateur n°18 du 15 juin 1952 page 518
ouvrage de Raoul Faure, un passage consacré à Billion (p. 106 et 107)