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Un an de conflit avec l'administration

 

Un an de conflit avec l'administration

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

 L'ouverture de l'école Freinet de Vence (août 1935- juillet 1936) Un an de conflit avec l'administration Les dossiers de l'enseignement privé des Alpes-Mari&endash;times (entreposés aux Archives Départementales de Nice sous la cote 27788) permettent de jeter un regard précis sur les démêlés administratifs suscités par l'ouverture de l'école Freinet à la rentrée scolaire de 1935.

 

Deux poids, deux mesures

Pour situer l'état d'esprit de l'administration académique de l'époque, voici quelques documents antérieurs très significatifs.

o  Le 1er mars 1926, l'Inspecteur d'Académie de Nice sollicite l'avis du Préfet. Il a reçu du Ministre de l'Instruction Publique, E. Daladier, une dépêche demandant la nomination dans son département d'un instituteur originaire de l'Isère, actuellement sans emploi, que la maladie de sa femme contraint à résider dans les A.M. Faute de ren&endash;seignements, l'I.A. de  Nice en réfère au préfet qui, le 8 mars, demande à son collègue de Grenoble tous renseignements utiles sur le compte de cet instituteur, "notamment sur son attitude et ses opinions politiques" . .Le 10 avril, le préfet de l'Isère répond que l'intéressé, en congé sur sa demande, a quitté Grenoble depuis 3 ans environ. Il était connu comme militant actif du parti communiste, mem&endash;bre de l'ARAC (Association Républicaine des Anciens Combattants) et du groupe Clarté. "L'intéressé, très intelligent, était connu de mes services de police comme étant or&endash;ganisateur de réunions au cours desquelles il prenait souvent la parole". Il serait, croit-on, rédacteur au journal L'Humanité. Le document ne précise pas si l'instituteur a obtenu sa nomination. Un autre document de la même époque fait penser que non.

o  Le 7 janvier 1926, le Cartel syndical des Services Publics des A.M. demande au&endash;dience à l'Inspecteur d'Académie de Nice pour l'entretenir du cas de M. Spinelli, insti&endash;tuteur à Menton, qui se plaint de ne pouvoir obtenir sa nomination à Nice. Dès le 8, l'I.A. sollicite l'avis du préfet sur la suite à donner à cette démarche.

Quelque temps plus tard, c'est le Préfet lui-même qui répond à une question du Ministre de l'Intérieur, sans doute à la suite d'interventions à l'échelon ministériel. Il explique ses raisons de ne pas donner satisfaction à Spinelli, en raison de son action communiste, comme second de Barel. Ajoutons qu'en 1927 Spinelli comme Barel feront partie du groupe de l'Imprimerie à l'Ecole et qu'ils aideront Freinet à se défendre syndicalement.

 

Ces documents, tirés du dossier 25885 des Archives départementales de Nice, en disent long sur la soumission étroite des autorités académiques à l'égard du préfet, dont l'avis est sollicité avant toute décision et l'emporte sur toute autre considération, fét-elle une intervention du ministre de l'Instruction Publique lui-même.

Symétriquement, comment réagissent ces autorités à l'égard de l'enseignement privé du département ? Un fait divers, un peu plus ancien, ne manque pas de saveur.

 

o  En novembre 1921, deux fillettes, internes à l'institution Monpensier, pension primaire privée de filles à Vence, ont fugué et sont revenues dans leur famille en se plai&endash;gnant de la nourriture et de la vie dans cette école. Les parents s'en inquiètent auprès de l'administration.

L'inspecteur primaire de Grasse, dépêché pour enquête sur les lieux, découvre une situation pour le moins surprenante. Alors que la directrice en titre est officiellement en congé de maladie, elle a en fait revendu l'établissement à sa remplaçante, sans en avoir informé la Préfecture et l'Académie, comme la loi l'y oblige.

L'inspecteur fait état de rumeurs qui circulent dans Vence, selon lesquelles la di&endash;rectrice aurait eu des "relations coupables" avec son collègue, le directeur de l'Institution Moderne*, internat privé de garçons. Cette liaison aurait provoqué des scènes violentes de l'épouse du directeur. Le bruit court même que le départ précipité de la directrice serait motivé par sa grossesse et qu'elle aurait disparu pour avorter ou accoucher clandestinement. Les derniers temps, le curé refusait d'aller dans ces insti&endash;tutions pour enseigner le catéchisme et la crainte du scandale a poussé la directrice à revendre son éta&endash;blissement. Son collègue masculin devrait en faire autant incessamment.

L'inspecteur conclut en dédramatisant la situation. La fugue des fillettes peut être attribuée à l'ennui. La régularisation administrative par la nouvelle directrice don&endash;nera l'occasion de vérifier la bonne tenue hygiénique de l'établissement. Affaire à classer, par conséquent.

* C'est dans cette même institution qu'en 1929, un élève de Freinet déclarera avoir subi des brimades (n° 16 des Extraits de La Gerbe ).

 

Pour son école, Freinet bénéficiera-t-il de l'indulgente neutralité concernant les établissements privés ou de la rigueur impitoyable visant les militants politiques et syndicaux ?

 

Une astuce pour créer une école mixte avec internat

Freinet sait que, d'après les règlements français, s'il a le droit d'ouvrir une école privée mixte, celle-ci ne pourra comporter d'internat recevant à la fois filles et garçons. Comme il tient à la coéducation, il contourne cette difficulté en dissociant administrativement les deux établissements. Sa belle-mère, Madame Veuve Lagier-Bruno, qui a participé au financement de l'achat de la propriété, est déclarée propriétaire d'une pension pour en&endash;fants (inscrite au Registre du Commerce de Grasse sous le n° 4754), se trouvant à proximité immédiate de l'école Freinet. Bien que ce soit cousu de fil blanc, la situation est juridiquement défendable puisque l'école et la pension fonctionnent dans des locaux séparés (de quelques mètres).

 

Les démarches légales

Fin aoét 1935, Freinet engage la procédure d'ouverture de son école.

o  Le 24 aoét, il dépose à la mairie de Vence, une déclaration d'ouverture d'une école privée mixte. Cette déclaration est affichée en mairie le 30 aoét. Dès ce jour, Freinet informe officiellement le Préfet de son intention d'ouvrir une école privée dans sa propriété du Pioulier à Vence. Il ne mentionne pas dans cette lettre l'affichage de sa déclaration à la mairie de Vence.

o  Le 21 septembre, il s'inquiète auprès du Préfet de n'avoir pas reçu le récépissé de déclaration qu'il doit joindre au dossier d'ouverture auprès de l'Inspection Académique. Préfet et maire se renvoient la balle et c'est seulement le 15 octobre que Freinet récupère le certificat d'affichage du maire.

o  Le 25 octobre, le Ministère de l'Instruction Publique transmet à l'Inspecteur d'Académie de Nice ampliation de l'Arrêté admettant Freinet à la retraite à compter du 1er octobre. Le 28, l'I.A. informe le Préfet qu'il a reçu le 14 de Freinet un dossier d'ouverture d'école privée mixte mais qu'il y manque le récépissé de la Préfecture. Il ajoute : "M. Freinet  n'est pas encore admis à faire valoir ses droits à une pension de retraite. La demande d'ouverture ne peut donc pas être examinée en ce moment."  En admettant qu'il n'ait pas encore reçu copie de l'arrêté, l'I.A. sait manifestement que la procédure est en cours. Lui aussi tente au maximum de retarder la procédure.

o  Enfin, le 31 octobre, la Préfecture envoie le récépissé de la déclaration d'ouverture. Le 6 novembre, l'I.A. transmet le récépissé réglementaire de son admi&endash;nistration pour l'autorisation d'ouverture.

Maire, Préfet et Inspecteur d'Académie ont tout fait pour retarder les formalités. Maintenant, le dossier est complet, plus rien ne s'oppose à l'ouverture légale de l'école Freinet.

Il faut dire qu'en réalité, Freinet n'a pas attendu pour ouvrir son école. Le 23 octobre, alors que la procédure administrative n'était pas encore terminée, les enfants impriment la liste des 13 élèves du moment. Il y a 5 garçons et 8 filles : quatre enfants de 5 ou 6 ans, trois de 7 ans, trois de 8, deux de 9 ou 10 ans, un seul va avoir 13 ans.

On pourrait croire que, désormais, l'école va suivre son cours sans his&endash;toire. Ce serait compter sans l'acharnement administratif.

 

L'interdiction d'ouverture

o  Le 5 décembre, arrive chez le Préfet de Nice un télégramme du Ministre de l'Education Nationale ainsi rédigé :

PRIERE INFORMER EXTREME URGENCE INSPECTEUR D'ACADEMIE PREFERABLE FAIRE OPPOSITION OUVERTURE ECOLE PRIVEE FREINET A VENCE SEULEMENT POUR MOTIF INTERNAT

o  Le même jour, est envoyée à l'I.A. une lettre plus explicite.

Vous m'avez rendu compte que M. Freinet,, instituteur public en retraite, vient de produire un dossier en vue d'ouvrir une école privée mixte à Vence (quartier du Pioulier) dans une propriété lui appartenant. L'enquête faite par l'I.P. de Grasse a établi que le local proposé comprend trois immeubles :

a) un local neuf conforme au plan présenté

b) une grande maison qui serait une  "maison de famille"  (dirigée par la belle-mère de M. Freinet), à quelques mètres à peine du local proprement dit

c) une autre maisonnette annexe de la "maison de famille" où une salle a été trans&endash;formée en dortoir (comptant actuellement 8 lits.).

Il paraît bien que la "maison de famille" ne constitue qu'un internat privé, annexé clandestinement à l'école; ces deux établissements n'étant pas indépendants et un in&endash;térêt commun existant entre l'école et la maison logeant les élèves (Grenoble 17.1.13 - Dijon 22.12.09)

Dans ces conditions, j'estime avec vous qu'il y a lieu de former opposition à l'ouverture de cette école pour le motif de défaut de déclaration d'un internat privé (qui, du reste, ne peut pas être établi dans une école mixte (article 177 de Décret du 18.1.1887) existant sous la désignation fictive de "maison de famille"

                                                                                   Signé  : le Ministre

                                                                                          M.Roustan

o  Dès réception, l'I.A. de Nice envoie à Freinet un télégramme :

JE FAIS OPPOSITION OUVERTURE DE VOTRE ECOLE PRIVEE MIXTE A VENCE. MOTIF DEFAUT DECLARATION INTERNAT PRIVE MIXTE. LETTRE SUIT

                                                                                           ONETO Inspecteur d'Académie

o  Suit une lettre :

A la date du 6 novembre dernier, je vous ai adressé le récépissé réglementaire re&endash;latif à la demande d'autorisation en vue d'ouvrir une école primaire mixte au quartier du Pioulier à Vence, dans une propriété vous appartenant.

J'ai l'honneur de vous faire connaître que, à la suite de l'enquête à laquelle j'ai fait procéder, je fais opposition à l'ouverture de votre école pour le motif suivant :

                       Défaut de déclaration d'un internat mixte

Cette lettre fait suite au télégramme officiel que je viens de vous adresser ce matin.

                                                                     L'Inspecteur d'Académie: Onéto

o Immédiatement, conformément au principe du dédoublement juridique des établissements, Mme Lagier-Bruno réagit. Elle proteste contre le retard d'ouverture de l'école privée proche de sa pension.

o Le 24 décembre, le Préfet, sur proposition de l'I.A., désigne l'Inspecteur Primaire de Nice-Ouest comme rapporteur de l'opposition administrative à l'ouverture de l'école Freinet. Il convoque le Conseil Départemental de l'Enseignement Primaire pour le 3 janvier 1936 à 10 heures et invite  C. Freinet à y comparaître. Le rapport et les pièces du dossier seront à sa disposition  le jeudi 2 janvier, à partir de 9 H 30.

Le Conseil Départemental est composé du Préfet, de l'I.A., de 2 inspecteurs (le rapporteur plus celui de la circonscription : Grasse), des deux directeurs d'E.N., de 4 conseillers généraux, de 2 instituteurs publics, 2 institutrices publiques, 2 instituteurs privés.

o Le 3 janvier, le Conseil Départemental confirme, par 9 voix contre 4 et 2 abstentions, l'opposition de l'I.A. à l'ouverture de l'école Freinet. Les enseignants publics ont soutenu Freinet en votant contre, les enseignants privés se sont abstenus. Tous les autres (sauf un conseiller général absent) ont voté contre Freinet. Le 9, le garde-champêtre de Vence vient notifier à Freinet l'opposition à l'ouverture.

o  Le 18, Freinet dépose son dossier de pourvoi qui est transmis au Ministère.

o Le 5 février, l'I.P. de Nice-Est (rappelons que Vence n'est pas dans sa circonscription;  c'est le 3e inspecteur mêlé au dossier) est envoyé par l'I.A. enquêter au Pioulier. Il constate que l'école fonctionne. Freinet déclare qu'il a 14 enfants d'âge scolaire, que son école n'a aucun caractère clandestin et qu'elle est régulièrement ou&endash;verte puisqu'aucune opposition n'avait été faite dans un délai d'un mois à partir du dépôt du dossier d'ouverture.

o  Aussitôt l'I.A. demande au Procureur de la République de Grasse de poursuivre Freinet pour infraction à l'article 40 de la loi organique du 30.10.1886.

 

Mais le recours déposé par Freinet ne peut être désormais tranché qu'à Paris. Manifestement, Freinet a dé s'entourer de conseils juridiques, probablement grâce à ses amis syndicalistes. Si l'administration a découvert le point faible de sa position, elle a réagi trop tardivement. Pourquoi, malgré une volonté évidente d'empêcher l'ouverture, a-t-elle choisi si tard le terrain où elle avait toutes les chances de la bloquer? Parce que les vraies motivations étaient ailleurs. Elles sont clairement exprimées dans une lettre envoyée par le Ministère de l'Education Nationale à l'I.A. de Nice, le 4 janvier 36.

Pour faire suite à mes précédentes communications  (ne se trouvant pas dans le dossier), relatives à M. Freinet, instituteur retraité qui a déclaré son intention d'ouvrir à Vence une école primaire privée, j'ai l'honneur de vous faire connaître que M. le Ministre de l'Intérieur (souligné par moi) a appelé mon  attention sur l'action pédagogique révolu&endash;tionnaire à laquelle se livrerait cet ancien maître.

M. Freinet aurait été aidé par la Fédération Unitaire de l'Enseignement et par toutes les organisations révolutionnaires de la région pour créer "une école populaire pour enfants prolétariens" qui serait actuellement ouverte.

Une souscription aurait été ouverte auprès des instituteurs de toutes tendances pour assurer le fonctionnement de l'école. Les fonds ainsi recueillis auraient été adressés au secrétaire du Syndicat Unitaire des Alpes-Maritimes.

Je vous serais obligé de vouloir bien  me renseigner à ce sujet.

                                                                      Pour le Ministre et par autorisation,

                                                                   Le Directeur de l'Enseignement Primaire

                                                                               Th. Rosset

C'est probablement la servilité même de l'administration académique, à l'égard du pouvoir politique et de ses obsessions, qui lui a fait méconnaître les points faibles du dossier sur lesquels il était facile de coincer Freinet dès le début. Comme il s'agissait, depuis l'affaire de St-Paul, d'un dossier politiquement chaud, chacun voulait d'abord se couvrir auprès de ses supérieurs, d'où le dépassement des délais.

 

La victoire de Freinet

L'épilogue n'intervient qu'en juillet 1936. Entre temps, un événement majeur s'est produit : la victoire électorale du Front Populaire. Certes le Conseil Supérieur, appelé à trancher, n'a pas changé de composition, mais les pressions politiques ne jouant plus dans le même sens, il ne peut statuer que sur les problèmes de procédure.

Le 8 juillet 1936

Le Conseil Supérieur de l'Instruction Publique,

Vu la déclaration faite le 14 octobre 1935  par le Sieur Freinet en vue d'ouvrir une école primaire privée mixte au Pioulier, commune de Vence (A.M.),

Vu l'opposition faite à l'ouverture de cette école par l'I.A. des A.M. le 5.12.1935,

Vu la décision du Conseil Départemental de l'Enseignement Primaire des A.M. en date du 3.1.1936,

Vu l'appel formé contre cette décision par le Sieur Freinet,

Attendu que l'Inspecteur d'Académie n'a pas fait opposition dans le mois de la dé&endash;claration d'ouverture faite par le Sieur Freinet,

Après en avoir délibéré, la moitié des membres plus un étant présents, à la majorité absolue, déclare le Sieur Freinet recevable de son appel et, réformant la décision du Conseil Départemental des A.M., déclare tardive et par suite irrecevable l'opposition faite par l'Inspecteur d'Académie.

                                                                Fait à Paris, le 23.7.1936

                                                                Le Ministre de l'Education Nationale

                                                                 Président du Conseil Supérieur

                                                                                  Jean Zay

C'est la victoire pour Freinet. Mais en 1940, l'administration cherchera à faire payer sa défaite de 1936.