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Les premiers mois vus à travers les textes des enfants

 

Les premiers mois vus à travers les textes des enfants

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

  Pour nous permettre d'assister au démarrage de l'école Freinet, le mieux est de laisser la parole aux enfants à travers les textes libres de leur livre de vie. Derniers préparatifs Les premiers textes ne sont pas datés, contrairement aux habitudes de la classe de Freinet à Saint-Paul, mais peut-ëêtre est-ce une mesure de prudence, les formalités administratives d'ouverture ayant été à plusieurs reprises retardées.

Chacun des sept petits textes suivants est imprimé en gros caractères, probablement pour l'apprentissage de la lecture par les plus petits, et occupe toute une page. On y suit l'évolution des derniers travaux :

L'Ecole Nouvelle est terminée. Nous aurons l'électricité demain soir. Nous sommes 21 dans la famille : 15 enfants et 6 adultes.

Albert s'occupe de l'électricité. Il a presque terminé l'installation.

Hier soir nous avons fait les essais de l'électricité.* Quelle joie de voir la lumière. Ce sera commode  de manger avec l'électricité.

Notre moulin est installé. Bientôt nous ferons du bon pain comme à Gars. Nous le ferons cuire dans notre four.

Avant-hier soir, on a changé de dortoir. Comme nous étions contentes! Maintenant il y a le dortoir des garçons et celui des filles.

La mémé de Baloulette est arrivée. Elle nous a apporté de la tarte et du bon pain de montagne. Mémé nous fera de bonnes tourtes. Nous sommes bien contents.

Nous sommes allés chercher le poêle chez M. Rubion. Demain, nous allumons les poêles.

* Le courant est alors fourni par un groupe électrogène, car le quartier n'est pas encore électrifié.

En l'absence de date et de pagination, leur ordre n'est pas certain. Il peut sembler curieux que les enfants accueillent à son arrivée la "Mémé" Lagier-Bruno qui est en principe la directrice de leur pension. Mais, dans la logique capitaliste, rien ne contraint une propriétaire à se trouver en permanence au travail sur place. Qui pouvait l'empêcher de déléguer ses responsabilités à sa fille, Elise Lagier-Bruno (par ailleurs épouse de Célestin Freinet, directeur de l'école mixte voisine)?

 

Le véritable démarrage

Le 10 octobre, les enfants annoncent la création de leur journal qu'ils ont appelé Pionniers .

                            CHERS LECTEURS

L'école Freinet vous présente aujourd'hui son premier livre.

Vous y trouverez simplement la relation de notre vie quotidienne.

Ce livre est l'oeuvre des participants à la Coopérative des "ENFANTS LIBRES", laquelle fonctionne sous la présidence du camarade Lulu Vincent.

L'école Freinet espère que vous prendrez à lire ce livre autant de plaisir qu'elle a eu à le composer.

Fait en commun au Pioulier

le 10 octobre 1935

                                                        L'ECOLE FREINET

Le "camarade" Lulu est le plus grand des élèves, il aura bientôt 13 ans. Bien que les nouveaux habitants du Pioulier soient authentiquement des pionniers, au sens farwest du terme, c'est la connotation soviétique de mouvement de jeunesse qui frappe dès l'abord.

Le 21, un texte non signé parle de la façon dont Marguerie a attrapé un lézard vert en lui présentant une herbe qu'il a saisie dans sa gueule et n'a plus lâchée. Qui est ce Marguerie, non cité dans la liste des élèves ? Un adolescent, ancien élève de Saint-Paul, embauché par Freinet pour l'aider. Deux autres jeunes Vençois secondent le couple Freinet (que les enfants appellent Papa et Maman) et Mme Lagier-Bruno mère (appelée Mémé): Albert (18 ans) et Fifine (jeune fille de 17 ans). Forment-ils déjà un couple à ce moment ? En tout cas, ils ne tarderont pas à se marier et à fonder une famille. Seule la mort d'Albert, fusillé avant la Libération, les séparera.

Les enfants racontent leurs vendanges chez un voisin, Félix Rubion; ils ont été vite rassasiés de raisin alors qu'ils se promettaient d'en manger des kilos.

Dans un autre texte, ils se réjouissent de pouvoir aller en décembre à la foire de Nice pour monter dans le grand huit et sur les chevaux de bois.

Foune (fillette de 7 ans 1/2) se plaint que Mami ne soit pas venue dimanche et voudrait aller la voir à Nice.

Le 29, Claude (10 ans 1/2) décrit sa perception de la montée du nazisme quand il habitait en Allemagne avec sa mère.

Quand je suis arrivé en Allemagne, je ne connaissais pas un mot d'allemand. Mais j'étais très patriote; je croyais que l'Allemagne était une sorte d'hôtel où on meurt de faim.

Un jour, dans un tramway, je vois un monsieur avec une croix d'honneur. Je lui ai dit d'un ton mal élevé : "Ce n'est pas vous qui avez gagné la guerre."

J'étais dans une pension privée communiste. J'avais très peur de la guerre. (...)

Dans ce temps-là, Hitler avait constitué un groupe hitlérien. Je ne savais ce que c'était. La révolution était commencée. Il y avait des batailles dans les rues entre les gens et les agents de police.

Il y avait la jeunesse hitlérienne. Tous les enfants avaient un poignard sur lequel était inscrit :"Sang & gloire". Car c'était une gloire d'enfoncer son poignard dans la poitrine d'un juif. A l'école je me battais sans cesse avec des enfants parce que j'étais français.

Quand passait un train d'hitlériens, il était obligatoire de crier "Heil Hitler"; si on ne criait pas cela, on allait en prison. A moi on m'avait donné un insigne bleu blanc rouge, qui me dispensait de crier "Heil Hitler".

Ma mère m'a dit qu'elle était allée au théâtre et qu'un monsieur avait dit : _ Que Dieu nous donne la liberté de penser.

Tout le monde a applaudi.

Ces souvenirs graves n'empëchent pas le journal d'octobre de se terminer par des devinettes.

Début novembre, grande nouvelle :

Aujourd'hui, M. Lebrun le professeur de musique vient. Il apporte un accordéon à Claude, un saxophone à Lulu et peut-être un violon à No‘l. Nous aurons notre orchestre.

 

Le drame se mèle parfois à la vie quotidienne

Le 7, un texte plus dramatique : le récit par Germaine (9 ans 1/2) de l'incendie de la maison de Catherine (5 ans 1/2) qui était sa voisine dans son village des Hautes-Alpes, au nord de Briançon. On sauva de justesse les enfants. Le plus tragique, c'est que le père, en état de démence alcoolique, est le responsable de l'incendie, que la mère est devenue folle. Faut-il s'étonner que Catherine parle peu depuis son arrivée à l'école avec son amie Germaine? Les deux fillettes ont été prises en charge financièrement par un comité de militants des Hautes-Alpes et de la Creuse.

Deux jours plus tard, les enfants reparlent de Catherine : Elle parle seule : "Moi, je vais détruire mes enfants. Au moins ils seront plus heureux. Quand j'étais grande, je chantais, pendant des mois et des années, des chansons à mes enfants. Mon père est vilain, il a brélé la maison mais j'aime bien ma mère". Dans le n° 7 de L'Educateur Prolétarien , du 10 janvier 36, est citée l'intégralité des confidences dramatiques de Catherine, sans doute pour montrer aux militants quelles détresses permet de secourir leur argent.

Le 8, Coco (7 ans) raconte qu'Albert l'a réveillée alors que, debout en pleine nuit, elle tentait d'enfiler ses jambes dans les manches de son tricot. Moi je ne m'en souviens pas. On me l'a dit. C'est rigolo.

Foune écrit : Dimanche nous sommes allées au cinéma à Vence.  Mais nous ne saurons rien du film, sinon que c'était un peu triste à la fin. L'important : Nous avons acheté des surprises.

Le 12, Lulu, le plus grand,  raconte qu'avec Claude il a conduit les deux chèvres au bouc chez un voisin. Il ne décrit pas ce qui s'est passé mais précise :  Le long du chemin, elles bêlaient. Quand nous sommes arrivés chez M. Savino, les chèvres étaient contentes, elles sentaient le bouc. (...) C'est d'abord Bichette qui a passé, après ce fut au tour de Bibine. M. Savino nous a dit que les deux étaient bien prises. Les chèvres étaient contentes. On aurait dit qu'elles étaient allégées d'une lourde charge.

Le même jour, les petits racontent : Pierrot est parti, son oncle s'ennuyait trop sans lui. Il est venu le chercher ce matin de bonne heure. Il était content : il mangera encore des bonbons et il fera ce qu'il voudra. Mais il ne sera pas un pionnier.

Pigeon (fillette de 8 ans 3 mois) raconte que Maman les a emmenés à cinq jusqu'à Saint-Paul pour acheter des figues sèches.

Le 14, les enfants impriment le menu du jour :

DEJEUNER : Pommes et pain - Tourte aux pommes de terre - Fromage blanc - Raisin

DINER : Gratin au riz et aux herbes - Compote de pruneaux - Dattes et noix - Pommes

Un long texte de Lulu décrit la fabrication du pain à l'école. D'abord, on moud à la main le blé acheté à Coursegoules. Mémé se charge de pétrir la pâte. Quand celle-ci est levée, elle forme une vingtaine de pains et une fougasse avec les restes. Marguerie est chargé du feu dans le four mais c'est Papa qui retire les braises, enfourne puis défourne les pains et la fougasse. Moment de joie collective quand on se partage la fougasse encore chaude.

Le 16, panne d'imagination chez les petits : Moi, j'ai la tête vide. - Moi, dit Baloulette, je n'ai pas d'idées dans la tête mais j'en ai dans le ventre!  - Demandons au chien s'il en a des idées! - Je n'ai pas d'idées.

Le 18, c'est le drame : Samedi, en sautant un escalier, Baloulette s'est cassé la jambe au-dessus du genou et démis la rotule. Elle devra rester 10 jours couchée, la jambe droite suspendue.  Pour Elise aussi, c'est un drame, car cela réduira sa disponibilité alors que tout n'est pas encore en place (mais dans cette école en mouvement, tout peut-il l'être un jour?). Foune écrit : Ce matin, nous avons mangé à la cuisine. On déménageait et le réfectoire était encore encombré. Nous étions tous contents, on avait bien chaud.  Un récit sera tiré de l'accident de Baloulette : Conte d'une petite fille qui s'était cassé la jambe  (Enfantines n° 74).

Les enfants ont fait une cabane en briques qui a résisté au vent la nuit.

Le 25, l'imprimé du jour annonce que Baloulette va bien mieux, qu'une petite Line vient d'arriver avec une jolie poupée qu'elle prêtera à Baloulette et aux autres petites filles. Oleg écrit que l'on va installer la radio à l'école et faire des tableaux de l'air, l'homme, l'habitation, le feu, la géographie.

Lulu qui a vécu en Algérie publie un long texte dactylographié de 5 pages sur les Arabes et leurs coutumes. Il le conclut ainsi : Les indigènes ont le caractère un peu aigri par la misère et par le dédain des Français envers eux. Sans cela, ils ont très bon coeur et j'étais un grand ami des petits Arabes.

Le journal du mois se termine par des jeux et un plan polycopié des locaux scolaires : trois petits ateliers et quatre petites salles de travail. Ayant enseigné personnellement, 15 ans plus tard, dans le même bâtiment, je constate que les salles de travail furent par la suite réunies deux à deux pour constituer deux classes de plus grandes dimensions. Un petit local attenant contenait les cabines de sudation et une douche.

Le mois de décembre commence par un appel à la générosité :

A tous les amis de l'école Freinet

Nous voudrions faire un arbre de No‘l. Mais nous sommes tous pauvres. Pourriez-vous nous aider? Ici, tout est en commun, il est inutile de nous faire des cadeaux personnels. Ce que vous nous offrirez sera pour la communauté. Nous ne mangeons ni gâteaux ni sucreries. Tous vos envois seront les bienvenus. Nous vous remercions.

                                                        Les élèves de l'école

Le 6, la neige blanchit les sommets que l'on aperçoit de l'école. Cela fait rêver les enfants : Quelle chance si nous avions de la neige cet hiver. Nous pourrions faire des boules et des bonshommes de neige. Nous nous laverions avec la neige mais nous aurions froid aux mains.  Mais au Pioulier il y a peu de chance d'en avoir : Il pleuvra mais il ne neigera pas.  Alors pour prolonger le rêve, Germaine parle des 2 mètres de neige du Val des Prés, Pigeon de la Suisse d'où elle vient et Claude de l'Allemagne. Lulu ajoute qu'en Algérie, après quatre années sans neige, il en était tombé mais qu'elle fondait à mesure.

Lulu écrit qu'il a rêvé qu'il se retrouvait dans son ancienne école. En se réveillant, il est tout joyeux de se souvenir qu'il est dans une école libre nouvelle  et de penser aux beaux travaux intéressants que nous faisons.

Le 17, un rêve s'est exaucé : Tous les dimanches, de jeunes camarades de Vence viennent travailler pour nous faire un garage car l'auto n'est pas bien dehors. Ces jeunes travailleurs mangent avec nous. Hier, ils ont fait la bataille à boules de neige avec nous. Nous avons fait marcher la TSF. Nous nous sommes bien amusés.

Un texte aux correspondants de Toctoucau (Gironde) précise que Baloulette va beaucoup mieux mais elle doit encore rester couchée jusqu'au 21 décembre; elle pourra seulement s'asseoir.  Les enfants ajoutent qu'ils ne travaillent pas comme dans une école normale : nous avons des fiches de telle sorte que nous pouvons travailler sans maître. Nous apprenons à nous débrouiller.  Quelques précisions sont données sur le régime alimentaire (salade, fruits, riz et pain sans sel) qui évite la soif.

 

Des nouveaux obligent à repenser l'organisation

Quelques jours avant la No‘l, arrivent huit enfants de Gennevilliers : trois frères de 12, 6 et 4 ans, trois autres de 9, 6 et 4, un garçon seul de 11 ans et une adolescente de 14 ans. Des "cas sociaux", plus habitués à la débrouille individuelle qu'à la vie coopérative, qui ne seront pas sans bouleverser un peu les habitudes de la communauté naissante.

Le 27, Claude fait le compte rendu de la veillée de No‘l qui accueillait aussi les habitants du quartier. Des chants, dont La jeune garde, des jeux dramatiques, dont La farce du cochon  que Freinet avait déjà publiée à l'école de Saint-Paul. Le père No‘l était en retard car il avait manqué le train, mais il arrive tout essoufflé et tout se passe pour le mieux.

Janvier commence par le texte de No‘l racontant les tours de manèges à la foire de Nice. Le 7, on fête les rois. Claude a joué de l'accordéon et No‘l a fait du phonographe. Bourrée, danse russe et pyramide par les grands.

Le 8, les grands racontent leur promenade du dimanche avec Marguerie. Ils ont coupé tout droit en traversant la vallée de la Cagne. Un plan polycopié suit le texte.

Le 12, les grands sont allés à Vence voir un match entre Vence et Nice. Vence a gagné 1 à 0, mais  ce n'était qu'un match amical et des spectateurs ont protesté car ils avaient payé pour un match de championnat. Preuve que les joueurs de l'équipe de Nice étaient des bourgeois : ils avaient leurs voitures particulières.

Le 15, les enfants parlent des conférences : Tous les soirs à 17 h., nous faisons des conférences. Chaque enfant à son tour prépare sa conférence, cherche des vues et des documents dans le fichier, dessine une carte s'il le faut. Les grandes personnes aussi; des ouvriers, des paysans des environs viennent nous faire des conférences. L'autre soir, un jeune paysan, Antoine, nous a parlé de son voyage de Nice à Perpignan à bicyclette, des vendanges et de la cueillette des cerises. Quand nous aurons le cinéma, ces conférences seront accompagnées de projections.

Dans un texte non daté, Jacques et Lucien explique l'éclipse de lune qui s'est produite la veille à 18h.

Le 17, Lucien et Claude racontent leur découverte de la petite chapelle Saint Lambert au milieu du bois. Ils sont montés sur une barre de fer de la porte pour voir à l'intérieur mais n'ont pu s'empêcher de jeter des pierres pour faire sonner la cloche et de glisser des cailloux dans le tronc.

Le 20, on demande 20 imprimés, le nombre d'élèves ayant augmenté. Baloulette va mieux; on va lui apprendre à marcher. Nous allons travailler aux champs et regarder un voisin qui est venu tailler nos arbres et nos vignes.

 Le même jour, Claude raconte que, revenant en voiture du Rassemblement Paysan, avec Lulu et Papa, il ne retrouvait plus le porte-monnaie que Papa lui avait prêté pour acheter un pain et dont il avait besoin pour payer l'essence. Heureusement il était au fond d'une de ses poches.

Le 22, Lucien et Jeannot parlent de la conférence de Papa sur la guerre de 1914 et terminent par : Avec l'argent dépensé pendant la guerre, on aurait pu construire des milliers d'hôpitaux, d'écoles, de maisons et d'usines.

Le 21, Foune annonce que Baloulette marche déjà bien. Cette dernière ajoute : Maintenant je vais dans la grande salle avec Papa, Foune et Pigeon.

Dimanche, des enfants sont allés au cinéma avec Marguerie, voir Chabichou  et Le contrôleur des wagons-lits.

Le 23, Lucien raconte ce que lui a écrit son correspondant de Toctoucau.

Ce soir-là, les grands, à 12 dans l'auto sont allés à Vence voir la projection privée de films soviétiques : Le cuirassé Potemkine  et Le Turk-Sib (des travailleurs de choc ont construit en deux ans un chemin de fer reliant le Turkestan à la Sibérie). A l'entr'acte, Lucien a vendu un "Cri" (journal des travailleurs communistes de Nice) et Claude 15 "Russie d'aujourd'hui". A la fin, on a chanté l'Internationale le poing levé.

Le 24, la coopérative Les enfants libres de l'école Freinet  remercie les donateurs : 38 personnes et 9 groupes pour un total de 3000 F.

Le 25, des notes manuscrites de Freinet signalent, pour la première fois, que l'A.G. de la coopérative se fait juge des faits commis au cours de la semaine. Surtout des problèmes de discipline interne au groupe (bruit pendant que les autres travaillent) ou disputes entre frères. Cela semble marquer la naissance du conseil de coopé.

Le 27, Jaki (12 ans 8 m) raconte la promenade à pied à Saint-Jeannet.

 

Une divergence pédagogique au grand jour

Le 30, long texte sur l'organisation du travail. Des règles précises sont rendues nécessaires par l'arrivée des nouveaux venus peu disciplinés et par le partage des responsabilités entre Freinet et Elise qui, pour la première fois, travaillent avec un même groupe d'enfants.

 Hier soir, nous avons continué la réunion d'avant-hier. Nous avons discuté pour savoir si nous allions travailler par équipes ou selon une méthode anarchiste. Papa et maman ont discuté très longtemps sans pouvoir se mettre d'accord.

Maman voulait que les grandes personnes soient responsables parce que les enfants ne peuvent pas s'instruire tout seuls, Papa voulait que les enfants soient responsables car ils doivent apprendre à se débrouiller. Mais il a dit que naturellement quand on ne sait pas quelque chose on va le demander aux adultes qui nous aideront ou à nos voisins paysans qui seront alors nos professeurs.

Mais si nous voulons travailler pendant un jour ou une semaine à un certain travail, on peut, quitte à se rattraper ensuite pour l'exécution de notre plan. Seulement il faut que les membres de l'équipe soient d'accord.

Elise sent bien que le compte rendu des enfants penche nettement du côté de Freinet et elle éprouve le besoin de s'expliquer plus longuement. Un texte dactylographié, tiré au duplicateur, suit le texte précédent :

Maman dit que nous n'avons pas bien compris sa pensée. C'est pourquoi elle précise ce qui suit :

Je demande que les adultes soient responsables de certaines activités comme le dessin ou les sciences, non pas pour asservir mais :

1° - Parce que l'adulte fait partie d'une communauté au même titre que l'enfant et qu'il doit avoir des droits égaux;

2° - Parce que, pour certaines activités comme les sciences, l'enfant a besoin d'une aide efficace et permanente. Il est normal que l'adulte soit là pour éduquer en attendant qu'un enfant puisse devenir responsable. C'est un moment de transition.

3° - L'adulte a aussi à faire sa propre éducation car il est déformé plus que l'enfant. S'il est responsable, il est obligé de mieux vous suivre et de faire lui aussi son plan.

Je veux être responsable pour le dessin parce que je sens que je peux vous aider à faire des dessins plus vrais et plus beaux, tout en vous laissant votre liberté. Je veux aussi être responsable parce que je vois plus loin que vous dans le travail que je veux organiser. Je sais que quand vous êtes seuls, vous ne pouvez pas faire un gros effort. C'est pourquoi ma pensée vous soutient quand la vôtre est fatiguée.

Si le PLAN ne m'impose pas des devoirs précis vis à vis de vous, je peux vous oublier pour une autre occupation et cela peut être triste pour des petits comme No‘l qui sont de grands artistes avec une petite volonté.

Le débat montre bien la divergence de position. Si Freinet va plus loin dans le sens de l'autonomie enfantine (c'est important quand il doit s'absenter de l'école pour cause de militantisme), Elise se montre réaliste, car les nombreuses tâches matérielles qui lui échoient l'obligent à une clarification de ses responsabilités pédagogiques. Ces textes nous éclairent sur la dialectique qui fut en permanence celle du couple Freinet, comme dans de nombreuses équipes d'éducateurs. Mais qui a déjà poussé le courage jusqu'à expliciter aussi publiquement les termes de la dialectique?

Comme d'habitude, le journal du mois se termine par des jeux.

Le 2 février, les enfants racontent la promenade à Saint-Paul à vélo. A part l'indication : Nous avons rencontré des religieuses qui nous ont regardé d'un drôle d'oeil (mais quel était leur comportement à eux?), l'originalité du texte tient dans la signature : non pas un ou deux prénoms mais Equipe Moskowa.

 

Des noms d'équipes qui interrogent

Les enfants sont maintenant répartis en plusieurs équipes dont voici les noms : Moskowa, Les Oudarniks (nom des équipes de travailleurs de choc en URSS), Les Stakanovs (du nom du champion soviétique de la productivité industrielle), Les Abeilles  et une curieuse équipe No‘l  qui surprend à côté de la symbolique soviétique. Une symbolique qui ne laisse pas sans réaction Maurice Wullens qui se trouvait aux côtés de Freinet en 1925 pendant le voyage en URSS et qui a pris ses distances avec le stalinisme. Il reproche longuement à Freinet de rester séduit par l'idéologie soviétique et, sur ce plan précis, de ne pas être cohérent avec son refus de l'endoctrinement : Alors, non, mon vieux, bourrage de crânes pour bourrage de crânes, je suis contre l'un et contre l'autre, contre le bourrage de crâne bourgeois-patriotard et contre le bourrage de crâne pseudo-prolétarien.  Freinet reproduit dans L'Educateur Prolétarien (n° 12-13 de mars 1936, p. 243) la longue lettre de Wullens et lui répond. Sur les noms d'équipes de ses enfants, il précise : Je reste, aussi farouchement que toi, opposé à tout bourrage de crâne. Si certains enfants sont venus ici avec l'esprit un peu trop farci de conceptions simplistes sur les bourgeois et le fascisme, nous luttons de notre mieux contre cet automatisme verbal qui oppose une classe à une autre. Nous voulons enseigner à nos enfants à penser par eux-mêmes, et surtout à agir, à lutter, sans verbiage, sans parti-pris inconsidéré. Nous aurions conscience d'avoir raté notre oeuvre si nos enfants devenaient un jour d'orthodoxes bavards, alors que nous voulons en faire des lutteurs et des Pionniers qui, parce qu'ils seront en avant, serviront toujours d'avant-garde prolétarienne. Mais les enfants ont naturellement choisi librement le nom de leur équipe. Quel mal y a-t-il à ce qu'ils se nomment "Stakanovs" ou "Oudarniks" plutôt que "Bourdons" ou "Abeilles" ? Quant à nous, l'exemple des ouvriers révolutionnaires de l'URSS ne nous paraît pas indigne de l'effort de libération que, dans le cadre des luttes contemporaines, nous avons entrepris.

Sur le libre choix par les enfants, hors de toute influence, Freinet dit vrai. Voici ce qu'il écrit plus tard des enfants de Gennevilliers à leur arrivée : Ils représentaient assez bien la masse des pierrots des villes ouvrières, entassés dans les taudis, s'attardant le soir dans les bals et les cafés, surexcités par une alimentation, abondante parfois, mais profondément irrationnelle, habitués à tourner dans des coins étroits ou à courir les rues, le poing levé, en criant à tue-tête "La Rocque, au poteau!" ou scandant :"Les soviets partout! Les soviets partout!..." ce que Catherine, dans sa candeur, traduit par le même cri :"Les serviettes partout! Les serviettes partout!" "(E P spécial 19-20 de juillet 1936, p. 14).

Un exemple significatif : celui de l'équipe No‘l dont le nom ne manquait pas d'intriguer dans cette école "peu catholique". Le 3 mars, nous avons l'explication : No‘l (9 ans) avait décidé de constituer une équipe à lui seul et, en toute logique, lui avait donné son prénom. Un mois plus tard, il décide de se joindre à trois autres pour former l'équipe des Bourdons. Tout simple, pensera-t-on peut-être, mais était-il si évident de laisser l'enfant libre de faire l'expérience de l'équipe en solitaire, en ayant tout le pouvoir mais aussi toutes les responsabilités et les corvées? Sont-ils nombreux les éducateurs de l'époque (et peut-être d'aujourd'hui) qui ne seraient pas exclamés: "Voyons, une équipe d'un seul, ça n'existe pas! Il te faut un ou plusieurs équipiers." ? Freinet a patiemment attendu que l'enfant découvre par lui-même le sens du travail d'équipe.

Un des rares textes signés alors d'un prénom est de Baloulette, le 4 février. Il parle d'un jeu à la famille dans le bois. Baloulette est la petite soeur de 3 ans qui pleure tout le temps quand la maman (Foune) s'en va.

 

Au coeur de l'actualité

Le 5, les Oudarniks signent un texte d'actualité : Dimanche matin, cinq fascistes sont venus à Vence vendre leur journal, le Franciste. "Demandez le Franciste, le seul organe fasciste français!"  Ils ont rencontré quelques vendeurs du Cri et ça a commencé. Un fasciste a craché à la figure d'un camarade. Celui-ci lui a donné un coup de poing qui l'a envoyé par terre.

Les fascistes ont dit : "Si vous ne partez pas, nous tirons dedans!  La police est venue qui les a emmenés à la gendarmerie. Ils sont repartis. Dimanche, ils reviendront avec du renfort.

Le lendemain, les Stakanovs adressent un hommage à Romain Rolland  pour son soixante-dixième anniversaire, en y joignant une linogravure.

Le 7, Lucien, Jeannot et Jacky décrivent la machine linotype de l'imprimerie Aegitna de Cannes, qui imprime La Gerbe et L'Educateur prolétarien.

Le 10, les Abeilles racontent que Jeannette est repartie sans dire au revoir aux petits. Quand elle est montée dans le train à Cagnes, elle n'a même pas fait signe à la portière aux enfants venus l'accompagner. Nous avons jugé que c'était mal.

Le 11, les Oudarniks parlent du match de rugby de Vence contre Saint-Rapha‘l. Vence était toujours plus fort, il faut dire qu'il y avait 3 joueurs de plus. Vence a gagné par 28 à 0. A la fin, nous avons un peu joué avec le ballon.

Le 12, un texte à la première personne, pourtant signé par l'équipe des Stakanovs, décrit une pépinière du bord du Var où le narrateur s'est rendu à vélo.

Le 13, c'est le carnaval qui préoccupe l'équipe Moskowa : Ce matin, les hérauts sont passés dans toutes les rues de Nice pour annoncer l'arrivée de Carnaval. Sur la place Masséna, tout sera illuminé.

Dimanche prochain, il y aura un corso et, le jeudi suivant, la bataille de confetti de plâtre. A la fin, on brélera Carnaval et on fera des feux d'artifice.

Nous irons peut-être à Nice un soir. Ici nous nous déguiserons et nous mangerons des crêpes.

Le 14, (l'équipe) No‘l raconte son rêve de naufrage dans la tempête. Recueilli avec sa soeur, il mange de la galette et repart content.

Le 15, les Abeilles parlent du grand nettoyage du samedi. Le samedi après-midi, nous écrivons tous à nos parents. A 17 heures, Nous tenons l'assemblée générale de la coopérative (là se règlent les conflits mentionnés sur le journal mural de la semaine). Le soir : Guignol.

Le 17, les Oudarniks annoncent un autre évènement : Avant-hier, nous avons reçu un cinéma Pathé-Baby. C'est un camarade qui nous l'a envoyé. (il est probable que le projecteur de Saint-Paul appartenait à l'école) Hier matin, Lulu, Claude et moi, nous avons loué des films à Vence; nous en avons loué dix et nous les avons vus. Il y avait : Nage sous l'eau, Un audacieux parachutiste, Acrobatie sur un avion, etc. Après nous avons aussi vu des films de Saint-Paul. Papa nous a dit que peut-être nous allions avoir un appareil de prises de vues. Nous prendrons des films, ce sera amusant.  Presque 15 ans plus tard, en juillet 1950, j'ai eu la chance de projeter aux enfants de l'école les films de St-Paul avec ce projecteur et de filmer les petits avec la caméra 9,5 de Freinet .

Le 19, l'équipe Moskowa décrit toutes les festivités du carnaval de Nice : l'arrivée de Carnaval sous le signe des chansons populaires, les diverses cavalcades puis la mort de Carnaval dans les flammes. Comme il est peu probable que les enfants aient assisté à tout, ils ont dé s'inspirer de la presse régionale dont ils enverront les photos à leurs correspondants.

Le 21, les Abeilles décrivent les réjouissances du dimanche : phonographe et danse, puis dînette en vrai et cinéma pour clore le tout. Jok n'a pas voulu aller à Vence avec No‘l. Il n'aime pas passer par le raccourci.

Le 24, les Oudarniks décrivent les services quotidiens : par roulement, cinq équipes s'occupent de l'épluchage, du nettoyage (classes, ateliers, abords) et de l'aide aux repas (illustration du menu et mise du couvert).

 

Faute avouée...

Le 25, aveu de l'équipe Moskowa : On nous avait défendu d'aller à Vence dimanche, car le jour de la foire, nous avions fait du bruit dans la ville. Nous avons demandé d'aller promener dans les bois. Vous pouvez aller faire un tour mais vous ne devez pas aller à Vence, nous a dit papa. Mais nous sommes allés à Vence quand même. Tout le long de la route, Lucien avait peur d'être grondé. En arrivant dans Vence, nous étions tous sages car nous craignions de rencontrer quelqu'un du Pioulier. Vers 3 heures, Lucienne a acheté un gâteau de Savoie pour 1 fr. Nous en avons eu un petit carré que nous avons partagé, Lucien, Pigeon, Lucienne, Jeannot et Jean. Après avoir mangé, nous sommes revenus tout de suite : nous sommes arrivés vers cinq heures pour voir le cinéma.

Après la signature de l'équipe, le texte est suivi d'un commentaire : Ces enfants n'ont pas tenu leur promesse. Ils n'ont pas eu le courage de se priver d'un gâteau qui leur fait du mal. Ils ont encore beaucoup de progrès à faire.  Décidemment, dans la gamme des délits à l'école Freinet, la faute alimentaire pèse bien lourd (façon de parler, pour un cinquième de gâteau !).

Le 29, Lulu a donné un jardin de 3m50 sur 2m40 à No‘l qui l'a bêché avec Maman et Roger. On y a planté des poireaux et bientôt on sèmera des carottes et des navets.

Le journal du mois se termine par les devinettes et charades habituelles.

Le 2 mars, les Abeilles racontent la mésaventure de Catherine qui, s'étant levée la nuit, ne retrouvait plus ses couvertures. Papa a dé la recoucher.

Le 3, remaniement des équipes (déjà évoqué) : il n'en reste plus que quatre dont une seule est mixte, celle des Bourdons. Les Abeilles sont toutes des filles, Moskowa et Stakanovs tous garçons.

Le 4, l'équipe des Bourdons décrit un rêve. Le narrateur a reçu un grand nombre de boîtes de biscuits qu'il n'aime pas et il va les revendre  pour acheter des bonbons qu'il charge dans sa charrette. Heureusement, une ruade de l'âne interrrompt le rêve : l'enfant aurait-il mangé les bonbons, pires encore que les biscuits ? On le voit, les friandises reviennent souvent dans l'inconscient des enfants du Pioulier.

 

Diversité du réel

Le 5, nous apprenons que Romain Rolland qui était souffrant, vient de répondre aux souhaits d'anniversaire. Je vous prie de transmettre à vos petits élèves ma gratitude et mes félicitations cordiales pour leur adresse et leur lino gravé. Honneur aux bons petits ouvriers d'art!

Le 7, les Stakanovs font le point sur l'état de la campagne, en retard sur les années précédentes (qu'ils n'ont probablement pas connue, n'étant pas alors dans la région). Nous avons quelques pruniers qui fleurissent. Devant la maison, un jeune prunier est tout vert de bourgeons à fruits. A l'ouest de notre dortoir, un pêcher est déjà tout rose des fleurs qui s'entr'ouvrent. Les pêchers , les pruniers que nous avons plantés ont bien pris et ont déjà des bourgeons à fruits. Nous avons cueilli quelques artichauts. Toutes nos fèves fleurissent mais les petits pois ont été gelés.

Le 9, un enfant de l'équipe Moskowa raconte un placement d'été en Auvergne à six ans. Il dit qu'on le faisait travailler : avec une hache, il devait casser du bois.

Le 11, texte des Bourdons : No‘l (9 ans) et Jean (11 ans) vont à pied à Saint-Paul remettre à la marchande de figues sèches un billet que papa leur avait confié.

Le 12, les Abeilles racontent que papa, maman, Baloulette et Foune sont allés à Nice accueillir la marraine de Baloulette et faire des achats aux Galeries.

Le 13, long texte dactylographié des Stakanovs sur le moulin à farine de Saint-Jeannet. Il s'agit d'un moulin à eau.

Le 14, récit par les Moskowa d'une réunion à Vence. Ils y sont allés en auto, il est probable que Freinet qui y participait a proposé d'emmener les volontaires. Nous étions 9  (mais l'on ne sait pas si c'était le nombre total des participants ou celui de ceux du Pioulier).L'orateur, Braman, parlait au nom de l'ARAC (Association Républicaine des Anciens Combattants). Il parlait contre la guerre et contre ceux qui gaspillent des sous pour aller au théâtre voir Maurice Chevalier ou Joséphine Baker. Il a dit que, dans une réunion royaliste, des dames lui avaient craché dessus parce qu'il était un travailleur. A la fin, un camarade a rappelé : N'oubliez pas le plateau à la sortie.

 

On peut aussi rêver

Le 16, timide ébauche d'un poème sur le printemps par les Bourdons.

Le 17, les Abeilles ont vu planer un aigle au-dessus de la maison. Suit un long texte documentaire dactylographié sur les aigles, nombreux dans la région par la proximité des Baous, barres rocheuses voisines de Vence.

Le 18, les Stakanovs racontent l'un des trois grands films soviétiques qu'ils sont allés voir : La fin de Saint-Petersbourg.

Le 20, un rêve de goinfrerie rappelle l'escapade racontée le 25 février. Cette nuit, j'ai rêvé que papa était parti à Vence. Alors, avec Lulu, Claude et Jean, nous avons acheté 4 kg de figues que nous nous sommes partagées et nous nous sommes cachés dans un coin de Vence pour qu'on ne nous voie pas. Puis nous sommes partis chez la mère d'Honorine où nous avons mangé de la galette et du gâteau à la crème. Lulu dit : On s'est bien régalé. Nous sommes revenus au Pioulier et je me suis réveillé en sursaut.

 Le 23, les Bourdons parlent des nouvelles reliures données par papa pour classer nos textes, les fiches que nous faisons, les contes, les lettres, les dessins.

Le 24, long texte signé de Jacky et Roger Dupuis sur l'excursion à bicyclette aux gorges du Loup, le dimanche précédent. Voyage marqué à plusieurs reprises par la pluie mais impossible d'approcher du Saut du Loup car l'entrée est payante.

Le 25, au tour de Foune de s'essayer au poème L'oiseau chante toujours!

L'oiseau chante,

Aussi la grenouille chante,

Mais l'oiseau a une si jolie chanson

Que nul

Ne pourrait chanter aussi bien!

L'abeille est sur une fleur,

Le papillon blanc vole

Et l'oiseau s'est posé sur une pierre

Tout près de moi,

L'abeille est toujours sur sa fleur.

Les pins remuent leur branches,

L'oiseau chante toujours,

En bas la Cagne continue sa chanson.

Le papillon s'est posé sur la bruyère,

La mer luit comme de l'argent,

Et l'oiseau chante,

Chante toujours.

Le 25, les Stakanovs décrivent le passage à Vence de la course Paris-Nice.

 

Un plan de travail chargé

Le 27, les Moskowa détaillent le contenu de leur plan de travail de mars: une planche de terrain à bêcher; déblayer devant l'école et faire quatre murs (des murets, plutôt); attacher les oeillets; 25 fiches de sciences; 50 fiches de calcul; 25 fiches de géographie; 50 fiches de grammaire. Nous faisons en plus 1 heure 1/2 environ de travail collectif. Ce mois-ci, nous sommes plus en avance que l'autre mois. Nous vérifierons bientôt si notre plan est terminé.

Le 27 également, texte des Bourdons sur une dispute autour d'un pneu.

Le 28, les Abeilles racontent que Catherine est allée cueillir un bouquet de belles fleurs jaunes pour la chambre de maman.

Le 31, les Moskowa ont attrapé une souris et l'ont donnée au chat qui s'est caché pour la manger.

Jeux de fin de mois comme de coutume.

Texte des Bourdons sur les farces du premier avril; même maman s'y est mise en trompant les filles sur l'heure du lever. Curieusement, les enfants, n'ayant changé que le quantième du mois, ont daté le texte du 32 mars.

Le 3 avril, grâce aux Stakanovs, nous assistons à l'arrivée de Robert, un jeune homme de Tourettes, village proche de Vence. Ayant l'intention de devenir instituteur, il vient s'exercer à l'école Freinet. Il ne sait pas encore que l'on travaille librement : il fait parfois comme les maîtres mais il est gentil. Il va nous aider à préparer notre camping de Pâques. Mercredi, il a déjà fait des fiches pour les petits. J'espère qu'il va bien s'habituer à la nourriture car il est carnivore. Catherine va toujours avec lui et lui chante des chanson pour l'encourager.

Le 4, texte signé des Bourdons sur un voyage en car à Eze avec maman. Le contexte fait penser que, cette fois, il s'agit de la maman de No‘l et Coco, venue voir ses enfants et peut-être les emmener pour les vacances de Pâques.

Le 8, la même équipe nous apprend que papa est parti pour quelques jours. Maman a fait la moitié du chemin mais Antoine a continué avec Papa (jusqu'à Vence, d'où il allait prendre le train). Nous savons où se rend Freinet : au congrès de Pâques de la coopérative à Moulins, les 9, 10 et 11 avril.

Le 15, Lucien Ferry raconte une chasse aux escargots.

Le 20, Baloulette va observer la formation des petites cerises et prunes sur les arbres. Question : Y en aura-t-il une pour chacun ?  La signature est suivie du nom de l'équipe : les Abeilles.

Le 21, Lucien évoque une dispute de gamins avec menace réciproque du grand frère.

Le 22, les Bourdons décrivent le retour de No‘l et Coco de Saint-Germain où ils étaient enrhumés. Papa et Roger sont allés les chercher à leur arrivée en gare de Nice. Ils ont rapporté des avions en carton et en papier et un couteau chacun.

Le 23, les Abeilles racontent le difficile apprentissage du vélo par Lucienne, Fifine et Pigeon. Une chute sans gravité dans la descente pour Lucienne, la plus grande.

Le 24, les Stakanovs se posent de troublantes questions : Combien pèse un cuirassé? quelle est sa hauteur totale? combien déplace-t-il d'eau?  Ils énumèrent aussi ce qu'ils ont observé : des pierres à feu, du liège que Baloulette a arraché à un chêne des environs, une petite corne en calcaire  (fossile?), un petit crapaud, une grosse limace, un mille-pattes qui va à une vitesse étonnante.

Le 25, les Stakanovs annoncent que Claude est revenu, après deux semaines dans une maison de santé de Grasse. Max repart demain. Par contre un nouveau, Marcel (8 ans 1/2) vient d'arriver.

Le même jour, un long texte dactylographié et non signé raconte le labourage :

Hier, Lulu a trouvé une charrue derrière la cabane des chèvres. Lulu avait l'intention d'acheter un âne. Pour nous amuser, Claude, Lulu, Jean, Lucien, Roger le Grand, Antoine et Robert (le jeune instituteur), nous nous sommes attelés pour remplacer le bourriquot.

Papa faisait le laboureur. Antoine voulait labourer, mais il ne savaitpas qu'il fallait changer le versoir de côté au bout de chaque sillon. Lucien tirait si fort qu'il est tombé dans le sillon. Tout le monde riait aux éclats. De temps en temps, nous étions à bout de force et nous restions en panne. Alors Papa criait : Hue!  Bourricots!

Pour que nous ne nous fatiguions pas trop, No‘l nous suivait en tenant les mains dans les poches et en sifflant de temps. Coco faisait la mouche. Quand nous avons vu que nous faisions du bon travail, nous avons labouré sérieusement et nous avons terminé la planche.

Antoine a proposé alors de nous faire lever une heure plus tôt le lendemain pour labourer la planche qui se trouve au-dessous du chemin. Nous avons accepté avec enthousiasme. Alors, ce matin, nous nous sommes levés à cinq heures et nous sommes partis labourer avec Papa. Nous avions déjà labouré la moitié de la planche quand, tout à coup, la corde a cassé et tout le monde s'est retrouvé par terre.

Ce texte illustre parfaitement les liens entre jeu et travail que Freinet développera par la suite dans L'Education du Travail . Cela commence comme un jeu et, tout au long de l'action, le côté ludique ne disparaît pas. L'initiative vient des enfants, les adultes ne se joignent à eux que pour aider. Tout en jouant, les enfants découvrent le fonctionnement de la charrue, prennent conscience que faute d'animaux de labour, les hommes ont utilisé leur propre force et ils labourent réellement deux morceaux de leur terrain qu'ils auraient bêchés à la main. Le lendemain, ils se lèvent exceptionnellement tôt, à la fois pour bénéficier des heures fraîches du climat provençal et pour avoir le sentiment de faire à ce moment un travail d'homme (Freinet est généralement levé dès cette heure mais pour travailler aux éditions de son mouvement et, à cette période de conquête du pouvoir par le Front Populaire, pour oeuvrer au combat syndical et politique). Et surtout, ils prennent conscience de la solidarité du travail qu'illustre une linogravure pleine page qui accompagne le texte, représentant toute l'équipe au travail (Freinet, aux mancherons de la charrue, est reconnaissable à ses cheveux longs), avec la légende : L'union fait la force . Sans oublier l'évocation des mouches du coche (qui ont l'excuse d'être des petits, incapables de l'effort physique du labourage).

Le 29, Oleg, de l'équipe des Bourdons, parle de l'accordéon que Marguerie (l'adolescent moniteur) avait laissé à Lucien avant de quitter l'école. Il a dé le démonter et le réparer. Maintenant il marche bien.

Le 30, le journal du mois d'avril se termine par un poème de Foune, Bonté de la nature , imprimé par les Abeilles.

Là s'arrête le document retrouvé. Nous n'avons pas (encore) recueilli d'imprimés des derniers mois de cette année scolaire. Bien sér, nous savons que Freinet est très pris au plan local et national par l'avènement du Front Populaire, mais les enfants sont suffisamment autonomes pour continuer à imprimer. Peut-être pourrons-nous un jour terminer ce panorama des débuts de l'école Freinet.