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Quel rôle joua la Nièvre dans la sauvegarde de l'école Freinet de Vence en 1990 ? par Michel Barré

Quel rôle joua la Nièvre ?

dans la sauvegarde de l'école Freinet de Vence en 1990

par Michel Barré

 

Début janvier 1990, je fus alerté par Marilou Viallon, une amie de Vence, dont la maison était proche de l'école Freinet, que Madeleine Bens, la fille du couple Freinet que tout le monde continuait d'appeler Baloulette, devenue l'unique propriétaire, avait averti les parents d'élèves que l'école fermerait définitivement à la fin de l'année scolaire et que l'ensemble des locaux seraient mis en vente. Déjà, des promoteurs venaient voir les lieux, visiblement intéressés par le magnifique panorama incitant à remplacer les modestes bâtiments par de riches résidences. L'alerte devait être prise très au sérieux. En effet, dix ans plus tôt, Elise Freinet ne pouvant plus monter et descendre les multiples marches de sa maison qu'on appelait depuis toujours l'Auberge, sa fille l'avait ramenée chez elle de l'autre côté de la route et avait vendu l'Auberge, sans même prévenir son cousin Claude Fine, fils d'une sœur d'Elise, qui l'aurait volontiers achetée, mais probablement moins cher que le nouveau propriétaire.

Je sentais qu'il était très urgent d'empêcher la disparition de l'école emblématique du mouvement, même si Baloulette, depuis 1970, n'éprouvait pour l'ICEM que du mépris. Je me disais que l'unique solution était de faire classer ce site historique et que le seul pouvant intervenir à temps était le Président de la République. Le problème était de ne pas voir ma lettre noyée parmi l'énorme courrier de la présidence.

Il se trouvait que j'avais rencontré François Mitterrand en 1974, venu inaugurer le nouveau groupe scolaire de Magny-Cours.

 Nos amis Massicot, directeurs, m'avaient demandé d'assister à cette inauguration, comme secrétaire général de l'ICEM, mais surtout parce que j'appréciais beaucoup l'architecture révolutionnaire de leur nouvelle école. Ils connaissaient bien François Mitterrand et l'avaient invité à déjeuner avec Micheline et moi. Nous avions discuté de la pédagogie Freinet pratiquée dans cette école à l'architecture novatrice.

Raymond et Jacqueline Massicot avaient conservé des liens avec F. Mitterrand devenu Président de la République qui les invitait à l'Elysée. Ils m’avaient indiqué comment lui faire parvenir, directement, ma lettre par l'un de ses proches collaborateurs.

 

Voici donc la lettre que j'ai envoyée, le 5 janvier 1990 :

 

Monsieur le Président,

Je viens d'apprendre que l'école Freinet, fondée à Vence (Alpes-Maritimes) en 1935 par Célestin Freinet, va fermer ses portes en juin prochain et qu'elle risque de disparaître définitivement dans une opération immobilière, si aucune mesure de protection ne la préserve.

Une école qui ferme, cela ne serait pas dramatique s'il ne s'agissait d'un lieu mondialement connu de l'histoire de l'éducation. Ce n'est pas à vous que j'apprendrai, Monsieur le Président, car nous en avions parlé à l'école de Magny-Cours en 1974, que parmi tous les pédagogues du XXe siècle, c'est Freinet qui est le plus connu, en France et peut-être surtout hors de nos frontières. Un exemple significatif : en novembre dernier, un cinéaste japonais, M. Yoshio Tajima est venu en France pour tourner un film sur Freinet et son école pour une chaîne importante de télévision de son pays. Dans la plupart des pays européens, y compris en Pologne, en Tchécoslovaquie, en Hongrie, mais également en Afrique, au Canada, au Brésil, au Vénézuéla, etc., des milliers d'enseignants de tous niveaux se réclament de son œuvre et de son action. Le rayonnement de ses idées est plus grand que jamais. On peut dire, sans exagération qu'il a préfiguré, dès les années 30, l'éducation du XXIe siècle, faite d'imagination créatrice, d'initiative responsable des jeunes en groupes coopératifs. Ces idées-là ne risquent rien, leur influence ne pourra que se développer.

Par contre, il n'en est rien pour l'école qu'il a bâtie à Vence de ses mains en 1934, après que les violences de l'extrême-droite l'aient contraint à quitter l'école publique de Saint-Paul. Cette école ne parvint à ouvrir en toute légalité que grâce au gouvernement de Front Populaire. Elle accueillit à partir de 1937 des petits réfugiés espagnols et fut fermée autoritairement en 1940, après l'internement de Freinet dans un camp.

Cette école, originale par sa conception, par le caractère artisanal de ses constructions et surtout l'éducation pratiquée avec les enfants accueillis, est un haut-lieu historique de la pédagogie internationale.

Depuis la mort de Freinet en 1966, sa fille Madeleine Bens a maintenu ouverte cette école dont elle avait hérité, en refusant d'en partager les charges et les responsabilités avec des personnes, des groupes ou des collectivités qui auraient pu la soutenir. Acculée par des problèmes de gestion et d'entretien, elle vient d'annoncer aux parents d'élèves qu'elle mettrait un terme à ce fonctionnement en juin 1990.

Si des mesures de protection de ce patrimoine ne sont pas prises dans les plus brefs délais, il est prévisible que le terrain sera vendu à des promoteurs qui, pour l'exploiter, n'hésiteront pas à détruire un témoignage aussi important que peuvent l'être certains sites classés du patrimoine.

Toute l'éducation de demain se trouve symbolisée dans cette école voulue, conçue, construite par son fondateur. La destination ultérieure du lieu (établissement d'éducation, lieu de recherche, musée) peut être étudiée dans un second temps, mais après l'avoir empêchée de disparaître.

Comme Freinet a souvent contesté les pesanteurs du système d'enseignement, il est possible que la hiérarchie de l'Education Nationale n'ait pas encore fini de mesurer son importance. Mais je suis absolument certain que les plus hautes autorités de la recherche scientifique, de la culture dans tous les domaines, que tous les représentants du rayonnement de la France hors de nos frontières, que tous seraient unanimes à dire : « Il faut préserver l'école Freinet de Vence ! ».

Je sais que vous avez en charge de nombreux problèmes plus importants, mais je sais aussi que vous êtes seul en mesure d'entrevoir la portée du problème, de faire diligenter une étude et d'éviter l'enlisement des procédures, faute de quoi les bulldozers auront vite anéanti plus d'un demi-siècle d'histoire de l'éducation, j'allais presque dire : un mythe fondateur de l'école de demain. Songez qu'en Pologne, Freinet rejoint presque Korczak au Panthéon des grands éducateurs.

Je m'adresse à vous, Monsieur le Président, parce que vous êtes le seul recours qui me semble possible et je vous prie de recevoir, avec mon dévouement, l'expression de ma haute considération.

                                      Michel Barré

- ancien secrétaire général de l'ICEM-Pédagogie Freinet

- ancien responsable de l'exposition sur Freinet au Musée National de l'Education (INRP) de Rouen en 1987-88

- créateur du premier fonds national d'archives sur Freinet et sa pédagogie au Musée National de l'Education de Rouen

 

Le 2 février, je reçus de Christian Nique, Conseiller technique de la Présidence, une lettre prouvant que ma demande avait été entendue. Il confirmait l'attention du Chef de l'Etat à l'œuvre de Célestin Freinet et il avait demandé au Ministre de l'Education Nationale de veiller au problème de la continuité de son école de Vence. Un inspecteur général avait été chargé d'étudier sur place avec Mme Bens-Freinet les solutions pour préserver ce qui fait désormais partie de notre patrimoine éducatif.

Une telle réponse me rassurait, mais l'angoisse restait grande et une Association pour la sauvegarde de l'école Freinet s'était constituée.

On ne tarda pas à parler officiellement du prochain rachat des lieux de l'école et de son rattachement administratif à l'établissement scolaire de Sophia-Antipolis.

Plus tard, fut annoncé le classement de l'école Freinet de Vence au Patrimoine historique.

 

                                                                    Michel Barré.

 

Grâce à la ténacité de l’Association pour la Sauvegarde de l’école Freinet de Vence, des élèves, et à l’ICEM, l’école fut classée Monument historique au Patrimoine, en juillet 2001.