timbre freinet

 

HUDELOT Roger (1911-1989) et Suzanne (1914-2002) praticiens Freinet de la Côte d'Or

Département

Lieu(x) d'exercice

Chanceaux, St Germain- Souce-Seine
Image
Famille Hudelot à Quiberon

Notice

photo : Quiberon 1952. Roger, Suzanne, François, Jean, Claude et Pierre Hudelot. © Albert Pinard

  • La Source : 4 journaux scolaires de l'école de St Germain Source-Seine, classe de Roger Hudelot années 1938 et 1939 archivés au MUNAE
  • Au vent du plateau, 1 journal scolaire de l'école de Chanceaux, classe de Suzanne Hudelot, archivé au MUNAE
  • Notice du Maitron sur Roger Hudelot : https://maitron.fr/spip.php?article88478
  •  Depuis un blog Mediapart,   le fils Claude  HUDELOT ( 1942-2021) :Historien de la Chine contemporaine, réalisateur de documentaires tv, ... voir sur wikipedia ) a écrit  ceci :

"Sur l’un des flancs du tube Citroën aménagé qui les avait conduit une première fois en Inde, puis la seconde jusqu’au Sikim et non loin de la vallée de la Hunza, Suzanne et Roger Hudelot avaient fait peindre le logo en forme de globe au centre duquel un homme marche, sous lequel était inscrit Citoyens du monde. Et sur l’autre flanc, Citizens of the World.

 Nous étions dans les années 1970. Tous deux avaient pris leur retraite de pédagogues, après avoir enseigné d’abord dans notre Bourgogne natale, puis en Algérie, puis en Inde, avant in fine de rallier Hong-Kong où ma mère créa la petite Ecole Française et mon père pris la direction de l’Alliance Française. De celle-ci, minuscule, il fera en quatre ans l’une des plus importantes au monde.

 Le monde. Ce monde que tous deux vont passer leur vie à embrasser.

 Aujourd’hui encore, le mystère de ces deux destins, croisés, amoureusement entremêlés et aventureux en diable demeure. Ou bien n’y-a-t-il aucun mystère, juste une seule et même ligne de vie tournoyant, puis s’envolant au fil des années tout autour de la terre.

 Tout de même.

 Né à Meursanges, petit village de l’arrière-côte vigneronne, non loin de Beaune, le 23 mai 1911, fils d’un ancien militaire devenu receveur buraliste et d’une mère très aimante, le petit Roger prouve très vite sa vivacité, obtient son Certificat d’Etudes Primaires. Il a quatorze ans. Pas peu fiers, ses parents lui offrent un vélo flambant neuf.

Qu’à cela ne tienne. L’été venu, il entame sa première Longue Marche…jusqu’à Venise, passant par les plus grands cols, cassant parfois des cailloux avec les cantonniers le long des routes pour se nourrir. Le virus de la découverte et de l’aventure venait de lui être inoculé : grimper des monts, encore et encore, voir ce qui se cache « de l’autre côté », traverser l’espace, rencontrer l’Autre, déjà. Tout est là, tout est en place.

Lycée de Dijon et Ecole Normale d’Institeurs. Des amitiés solides se nouent, des consciences se se construisent.

Roger le meneur, l’orateur, footballeur et plus tard arbitre, acrobate à moto et cœur à gauche, militant syndicaliste à 20 ans, proche de la SFIO et du quotidien « La Bourgogne Républicaine », ennemi juré du très catho « Bien Public ».

Il rencontre une jeune fille rayonnante, Suzanne Lavrillat, Suzanne et son formidable sourire, élève la plus brillante de l’Ecole Normale d’Institutrices. Suzanne-la-première-en-tout, ou presque. Qui choisit au grand dam de ses parents instits de ne pas se présenter à l’Ecole Normale Supérieure de Sèvres par pur amour ! Un amour que rien ne viendra jamais contrarier.

A peine mariés, civilement comme il se doit, à St Thibault, dans notre fief familial, tous deux commencent à enseigner et à vivre à Chanceaux, village de 300 habitants situé à deux pas des sources de la Seine, au bout du plateau de Langres. Une seule rue, la Départementale 971 entre Châtillon-sur-Seine et Dijon. L’école-mairie XIXème, sur le fronton de laquelle flotte le drapeau tricolore, se dresse face à l’église et au cimetière.

Des familles de paysans – celle des Bergeret, nos voisins, compte pas moins de seize enfants, l’avant-dernier aura comme parrain le Président de la République Vincent Auriol, le petit dernier, le seizième se nommera Louis, je n’invente rien - une boulangerie, une boucherie, un maréchal ferrant, un grand café où les hommes descendent des « fillettes » après leur dur labeur. C’est l’ancien relais de poste qui jouxte la grande ferme des Sauvadet construite au XVIème siècle.

Le fermier, c’est l’André. La belle fermière se nomme Lucie. Fille d’émigrés polonais, ce sera l’une des premières élèves de Suzanne Hudelot. André et Lucie auront trois enfants : Jean-Pierre, futur employé de banque, Bernard qui reprendra la ferme, paysan mi poète mi musicien, et François, qui deviendra dans les années 2000 Ministre de la Fonction publique et la figure politique la plus marquante du département de la Côte d’Or.

Revenons à mon père.

Rien de plus naturel, n’est-ce pas, que de tranformer, façonner cette petite commune de la Côte d’Or, d’y faire construire le premier foyer rural du département, avec sa salle de spectacle et de bal, ses douches municipales, un stade de sport avec son terrain de foot, son château d’eau et l’eau courante, autre innovation marquante. Un confort que d’autres villages bourguignons attendront très longtemps. Chanceaux et sa troupe de théâtre amateur, ses tournois de sixte (football), ses bals populaires, ses conférenciers venus projeter des films tournés de l’autre bout du monde. Ah, la famille Mahusier venant raconter leur Afrique, leur Asie à ces villageois qui souvent n’étaient pas sortis du département de la Côte d’Or…Et les sorties en car de tous les gamins de l’école lorsque le cirque Amar vient planter son chapiteau à Dijon. Notre belle capitale régionale semblait à l’époque si lointaine. Pensez donc : 37 kms !

Bref Chanceaux comme le laboratoire d’expériences utopiques, apparemment simples comme bonjour à mettre en place, d’autant que R. H est secrétaire de mairie, utopiques oui et synonymes d’ouverture, de dialogues sans chichi, et de partage. Le curé a beau lutter contre ce couple de laïcs « forcenés » et d’attirer ses jeunes ouaïlles en projetant ses petits films moralisateurs, rien n’y fait. D’ailleurs notre chef de famille, anti-clérical déclaré et rieur, ne lui en tient pas rigueur et traverse volontiers la grand’rue pour le saluer. Car il est beau joueur.

Rien de plus révolutionnaire que d’appliquer avec passion, pour ces petits villageois, la pédagogie Freinet que tous deux ont adoptée après l’avoir apprise auprès de Célestin et d’Elise Freinet et avoir fait partie du « mouvement Freinet » de 1936 à 1940. Un mouvement né sous la très laïque troisième république grâce à l’esprit fécond et visionnaire d’un petit instituteur des Alpes-Maritimes, communiste et franc-tireur, un mouvement qui essaimera dans le monde entier.

Roger comme Suzanne déploient toute leur énergie pour mettre en place, dans chaque classe, la petite imprimerie mythique où les écoliers apprenaient à composer à partir de chacun des caractères, rédigeant des textes à leur guise, en prose ou en vers avant de respirer la douce odeur de l’encre typographique, de manier la petite presse de de voir apparaître comme par magie textes et images imprimés sur la page blanche.

Ici, se mêlent mes propres souvenirs d’enfance, ayant été moi-même, comme mes frères, biberonné à la méthode Freinet. Ce que nous aimions surtout ? C’était « la pêche » fébrile aux caractères que nous attrapions avec nos agiles petits doigts dans les cases de bois…

Avec les Freinet, et donc avec les Hudelot, tout l’enseignement s’inspirerait d’un mot : la liberté. Textes libres, dessins libres, imprimerie et journal scolaire, correspondances avec d’autres écoles en France et dans le monde, autonomie, activités créatrices diverses et variées…La classe comme un atelier et l’instituteur comme un guide attentif loin de tout autoritarisme.

Cette philosophie inspirera mes parents toute leur vie, et bien au-delà de l’école. A vrai dire, tout se joua pour eux entre Gaston Bachelard et les Freinet. « Les » car à leurs yeux Elise avait beaucoup compté dans l’élaboration et l’application de la méthode.

Durant ces années riches en débats, en échanges, R.H applique cette dernière non seulement à Chanceaux, mais aussi à St Germain-Source-Seine et à Liennais.

Plus tard, en 1949, un film viendra immortaliser cette pratique qui fleure bon son communisme libertaire : ce sera L’école Buissonnière de Jean-Paul Le Chanois, Bernard Blier jouant un Freinet romanesque et convaincant. Dommage que le réalisateur ait « oublié » de mentionner au générique le nom du père créateur. Mais ceci est une autre histoire.

Les belles années 1920-30.

Bientôt ce sera le Front Populaire, les vacances d’été entre le Lavandou et Bormes-les-mimosas, et un voyage fondateur en Tunisie. Un éblouissement.

Des années d’un ardent militantisme syndical. R.H devient un des leaders départementaux du mouvement, écrit de nombreux articles dans le bulletin syndical, en direction des jeunes qu’il représente. Titre d’un de ses articles écrits en mars 1936 : « Pour une radio impartiale ».

Membre de plusieurs mouvements pacifistes – les œuvres complètes de Romain Rolland figuraient en bonne place sur les étagères de notre bibliothèque – il écrit en octobre 1938 un article intitulé « D’abord la paix » où il approuve les accords de Munich. Nobody is perfect. Ce que mentionne la biographie par ailleurs élogieuse qui lui est consacrée dans le Dictionnaire du mouvement ouvrier, le Maitron, cette bible.

Difficile de comprendre a posteriori pourquoi il ne s’engage pas dans le mouvement communiste et n’adhère pas au Parti. Pourtant, son cousin Pierre Voutey, lui-même ouvrier dijonnais y milite. Son fils, Maurice Voutey, à peine sorti de l’adolescence et communiste impétueux, entré en résistance très tôt sera « rafflé » et connaitra l’horreur des camps de concentration. Il fut l’un des plus jeunes communistes de France à subir cette épreuve redoutable et à s’en réchapper. Maurice, nous l’aimions tous très fort.

Cinq garçons, François, Jean, Claude, Alain et Pierre vont naître entre 1937 et 1945 – le « petit Alain », mort en bas âge, repose au cimetière de Chanceaux - tandis que le monde entre dans un chaos sans nom. En 1942 R.H rejoint la résistance dans le maquis de Châtillon-sur-Seine. Il sera capitaine de réserve à la Libération.

La première vraie aventure prend corps à la fin de la guerre, dans cette folle énergie qui secoue le pays. Elle se concrétise par le lancement d’une triple entreprise : Roger Hudelot & Compagnie ( téléphone : le 2 à Chanceaux !) devient à la fois une société de bus régionaux sillonnant la région, une société de carrières de pierre, une autre enfin d’exploitation des forêts du plateau de Langres. Nos sapins de Noël avaient fière allure ! Ils atteignaient presque le haut plafond de la grande maison bourgeoise que nous habitions au bout du village et que les autres gamins appelaient « le château ».

Qui trop embrasse…

Quoiqu’il en soit, R.H dissout sa société et décide de revenir à l’enseignement avec le désir, partagé avec Suzanne, de découvrir le vaste monde. Le fait que le vieux maire de Chanceaux s’accroche à sa fonction a-t-il joué ? Qui le sait ?

En 1951, c’est le grand départ. Mon père remet à notre jardinier le vieux vélo de son enfance. Nous pleurons nos amourettes sur le tour des murs.

Déjà, nous les quatre frangins courons comme des fous le long des coursives du Sidi Okba avant de plonger dans la salle des machines puis de rêvasser en observant le sillage du vieux paquebot. Marseille s’efface dans la brume. Déjà les premières odeurs, les senteurs d’un sud rêvé.

Nous voici en Algérie, dans un bled nommé Duzerville, au bord de la grande plaine de Bône, aujourd’hui Annaba. Bône, rendue célèbre par la formule que chacun prononçait avec l’accent pied-noir, histoire de déclencher les rires : « Il est si beau, le cimetière de Bône, envie de mourir il te donne ».

Des classes de 50, 60 élèves.

Une autre pédagogie ? Non, la méthode Freinet se voit juste modifiée. Adaptation : c’est l’un des mots clé du couple. Ils adapteront la méthode Freinet. Plus tard, ce sera celle d’une harmonie entre un ancien quatre étoiles et l’idéal de « tourisme et culture » propre aux années 50. Plus tard encore, ce sera la méthode audio-visuelle d’enseignement de la langue française qui cherche encore ses marques dans les années 60…

Duzerville, un douar aux contours incertains au bord de l’immense plaine de Bône qui fit les beaux jours de certains des plus grands domaines d’Algérie et des plus grandes fortunes parmi lesquelles celle des Borgeaud. L’école est à l’évidence le plus beau bâtiment de ce bourg dont la population atteindrait 8.000 habitants. Nous logeons au premier, face à l’appartement du directeur, Monsieur Berbezy, un pied-noir aux idées libérales. Duzerville se nomme aujourd’hui El Hadjar, une cité industrielle où ArcelorMittal et l’Etat algérien font la loi..

Rentrée 1951. Quelques images jaunies par le temps témoignent du nombre impressionnant de gamins dans chaque classe, de leur vitalité, de leur désir évident d’apprendre. Ils aimaient, tout comme les petits bourguignons, s’initier aux caractères d’imprimerie, composer leur premier texte ou dessiner librement. Et chanter pour terminer chaque cours sous la conduite d’un maître débonnaire mais auquel il ne fallait pas en compter.

Nos parents se posaient-ils déjà à cette époque la question de savoir si leur enseignement – voir l’exemple fameux de « nos ancêtres les Gaulois » - était un acte colonialiste ? J’avoue ne pas avoir de réponse ferme. Je le crois.

Leur prise de conscience s’effectuera progressivement.

Ils avaient eu connaissance, et pour cause, des massacres d’Algériens dans le constantinois, de Sétif, de Guelma et de Kherrata, qui s’étaient déroulés à peine six ans plus tôt. Duzerville se situe aussi dans le constantinois à quelques encablures de Guelma.

Chacun se souvenait avec horreur pour les uns, avec mépris pour les autres de ce triple massacre. Il y aurait eu plus de 20.000 algériens tués contre si je puis dire 102 « européens » - un massacre insensé pour réprimer les manifestations nationalistes, indépendantistes et anti-colonialistes de mai 1945 qui historiquement préfigurent la guerre d’Algérie (1954-1962). Les « ratonnades » ne se comptaient plus.

Les discussions entre collègues, mi pieds-noirs et farouchement « Algérie française », mi « francaoui », ces « Français de France », que l’on traitait souvent avec condescendance, devaient battre leur plein. Peu ou pas de collègues algériens parmi les enseignants de l'école, du moins dans mon souvenir. Pourtant, des instituteurs algériens, souvent kabyles avaient essaimés dans toute l'Algérie, formés à l'Ecole Normale de la Bouzarhea où François Hudelot fera ses études secondaires en digne successeur d'une longue lignée d'instituts : les premiers commencèrent dès le XIXème siècle, à St Thibault, un fief que la famille Lavrillat Colin Pinard tiendra pendant 70 ans. Instituteurs et militants laïques, anti-cléricaux notoires, ardents défenseurs de la loi de 1905 consacrant la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Ils se nommaient Papée Jules et Papée Jean. Leurs enfants ne seraient pas baptisés, un fait rarissime à l'époque. Ainsi de ma grand-mère Camille, de ma mère et de ses deux soeurs, Simone et Jacqueline. 

Notre petite smala familiale va, lors des vacances, sillonner le constantinois dans une Ford 8 cylindres en V, découvrir la capitale du département, le pont de Sidim’Cid et son arracheur de dents, Biskra, Touggourt et la très mystérieuse « ville aux mille coupoles », El Oued perdue dans les sables, où Charles de Foucaud séjourna en 1885. Et apprendre à manger le méchoui avec ses doigts chez le Bachaga de Touggourt, notre famille ayant été invitée chez ce dernier grâce à l’entregent du directeur des quarante écoles, le bienheureux et pince-sans-rire Monsieur Klein. Tant d’or, de brillant, de soieries étalées à même les tapis profonds, tant de fontaines, de fraicheur et de savoir-vivre. Luxe, calme. Une première pour nos parents comme pour nous.

Premier vol d’un « coucou » au-dessus de l’immense mer de sables et vision surréelle de longues caravanes de chameaux. Marchés bigarrés tôt le matin fréquentés par des centaines de nomades maquignons. Ânes qui braient, dromadaires qui blatérent. Voix stridentes et gutturales des chameliers prêts nous semblait-il à en découdre…

Tempêtes de sable et mirages. Chants des Ouled Naïl. Souvenir d’un mont couvert de vautours. Papa ouvre la boite à gants, sort un grand pistolet d’ordonnance de son étuit de cuir, ouvre la porte de la ford, fait quelques pas et tire un coup en l’air, pour le plaisir partagé de voir s’envoler lourdement mais sûrement des dizaines de ces étranges oiseaux.

Un fennec court dans l’appartement de fonction. Celui-ci donne sur une grande cour et plusieurs habitations. Des moukères assises au sol roulent le couscous en chantonnant.

Bône : sur une place aux couleurs vives de style mauresque, gâteaux au miel goûtés avec une gourmandise sans bornes. Sur le Cour Bertagna, de jeunes européens font les fiers à la nuit tombante croisant le regard des belles jeunes filles en fleur d’origine italienne, grecque, espagnole ou alsacienne. Bône et sa plage de Toche, collines de Philipeville et de Collo couvertes d’immenses forêts de chênes liège exploitées par les cousins de monsieur Berbezy …

Le plus fascinant ? Les Aurès, pays des Chaouis et ses vallées verdoyantes, ses hôtels troglodytes qui nous enchantaient, Timgad, « la Pompéi de l’Afrique du Nord » ; je revois maman guide bleu à la main nous guidant dans le dédale de cette étrange ville à ciel ouvert hérissée de colonnades, au sol couvert de grandes dalles d’une pierre polie par les siècles ; l’admirable Bougie et ses fontaines, nichée au-dessus de la Grande Bleue.. .

1952 : à nous Alger la Blanche !

Notre père est nommé Secrétaire Général adjoint de la Ligue Française de l’Enseignement en Algérie, notre mère directrice de l’école de la Colonne Voirol, non loin d’Hydra. C’est le temps d’abord idyllique de la découverte d’un autre Sahara, d’autres oasis de rêve, GhardaïaBeni IsguenMelikaBounoura, fiefs des Mozabites, ces fils du Mzab dont le pantalon en forme de sac nous fait tant rire ; le temps de grandes respirations sur la plage de Sidi Ferruch et de rêveries dans les ruines d’un Cherchell si cher à Albert Camus.

C’est le temps où Roger H. sillonne seul l’Algérois avec un bibliobus qui irrigue les bleds les plus reculés avec ses centaines de livres prêtés aux enfants des écoles et aux adultes, et ce, jusqu’en 1955 et ses premiers barrages de pierre entravant les chemins qui semblent autant de messages et de menaces. Notre père persuadé qu’il ne risque rien, qu’ « ils » sauront le reconnaître. Mais les ordres venus de la rue de Récamier (siège de la Ligue à Paris) sont clairs. Il faut arrêter de tenter le diable.

Années de plomb, militantisme et prise de conscience de la violence colonialiste sur le terrain et auprès d’intellectuels français et algériens, parmi lesquels Germaine Tillon et Mouloud Feraoun, lui-même instituteur avant de devenir écrivain. Il sera assassiné par l’OAS trois jours avant l’indépendance de l’Algérie, en 1962. Avec celui-ci, d’autres hommes de gauche, avec Jean-Pierre Maillard, Secrétaire Gl de La Ligue française de l’enseignement en Algérie, avec plusieurs intellectuels engagés, R.H signe la première pétition contre la torture. Menaces de mort et rapatriement en France.

Une autre aventure commence, celle du CLTC, des Centres de Loisirs et de Tourisme Culturel, l’une des branches de la très puissante Ligue Française de l’Enseignement.

Nos parents prennent alors la direction d’anciens quatre étoiles des années 40, le Golfe Hôtel de Beauvallon d’abord, face à St Tropez, puis le Gallia Palace à Cannes ensuite. De véritables paquebots de la culture et des loisirs où chaque été viennent et reviennent avec plaisir des centaines de vacanciers.

Là, une petite république s’invente au jour le jour, une utopie à laquelle participeront des enseignants enchantés. Une vie « de château », une multitude de propositions, visites culturelles de la région, sports en tous genres, soirées de projection, de théâtre amateur, happening bon enfant…

Des français, des Européens heureux de partager cette expérience ludique. A Beauvallon puis à Cannes, se reconstruit chaque été une communauté joyeuse ouverte sur la région, la nature et vivant dans une belle autarcie.

Un phalanstère ? Pas vraiment.

Pourtant, l’argent qui circule au sein du centre prend la forme de jetons de couleurs vives, histoire de souder plus encore cet esprit de corps – le « corps enseignant » et un peu plus…Pour faire les premiers pas au sein de ce cercle vertueux, il faut d’abord passer par la banque ! L’idée sera plus tard reprise par le Club Med…

Le grand organisateur, entouré d’une équipe d’animateurs, tandis que Suzanne veille à l’administration de cette « colonie » de plusieurs centaines de vacanciers, tous adhérents de « la Ligue », ne cesse de surprendre ce petit monde. Et met parfois à contribution d’illustres hôtes. Ainsi d’Albert Memmi livrant une conférence sur la colonisation, d’Eugène Bareil projetant un documentaire sur la Chine communiste en pleine effervescence. Soirées mémorables où les chansons d’Yves Montand répondent à des danses carnavalesques. Petit rituel chaque été, lorsque pour ouvrir le ban notre père entrait en piste avec un fouet à la main en sautillant avant d’entamer « Le fiacre » de sa belle voix de ténor.

Les dirigeants de la Ligue n’ont rien compris à la suggestion de mes parents, celle d’acheter le Gallia. Une occasion historique ratée. Aucune amertume, aucun regret.

Ils auront ainsi vogué toute leur vie, au gré du vent, des circonstances, sans « plan de carrière ». Bien au contraire. Et sans trop hésiter. Les pires frayeurs, bien réelles, prendraient plus tard la forme de récits romanesques contés avec la verve et la faconde de Fabrice à Waterloo, comme lorsqu’ils se retrouvèrent par un malheureux hasard au centre d’un affrontement hyper violent entre musulmans et hindouistes à la frontière de l’Inde et du Pakistan. Un déluge de coups, de tirs tendus. Toutes les vitres de leur tube fracassées. Mais quoi ? N’étaient-ils pas sortis indemnes ?

Ce qu’ils partageaient entre mille autres choses ? L’intuition et le désir d’aller plus loin, et toujours, toujours, de manger la vie à pleines dents, avec cette modestie dont ils ne sont jamais départis, se souvenant de leurs modestes origines.

Tous deux décident alors de franchir alors leur « grand bond en avant ».

Nommés professeurs de l’Alliance Française de Bombay après être retourné à l’école – ils s’initient aux nouvelles méthodes audiovisuelles qu’ils ne cesseront de perfectionner au fil de leurs expériences - ils décident de rallier l’Inde à bord de deux 2 CV. Dans la première, se relayant au volant, les parents. Dans la seconde, mes frères Jean et Pierre… Une folle traversée, qui ressemble à s’y méprendre à celle que Nicolas Bouvier et Thierry Vernet effectuèrent de la Suisse en Afghanistan avec leur Fiat Topolino en 1953.

De l’Inde, parcourue en tous sens, tous deux tomberont amoureux. Ils ont tant aimé le Kerala comme le Rajhastan, avec déjà cette attirance vers les contreforts de l’Himalaya, le Kashmir et plus loin, en territoire pakistanais, le Karakoram. Les montagnes, une fascination partagée par ce couple qui fit jadis ses premières armes dans la vallée de Chamonix, avec certaines escalades mémorables comme celle de la Grande Jorasse en compagnie d’un guide ami, Jean Ravanel.

Un autre pays les marque profondément, c’est l’Afghanistan, qu’ils traverseront à cinq reprises. Regards brillants à l’évocation du lac de Bandi Amir, des grands Bouddhas de Bamyan, de Shar I Gorgola, la Ville des Murmures, des cités légendaires où passa Alexandre Le Grand. De la beauté altière et chaleureuse de ce peuple. Plus tard, quand la vieillesse les clouera à Cannes, ils se remémorerant tous les pays qu’ils visitèrent en train, y compris le transsibérien, en voiture, en tube Citroën, en moto, en vélo, en avion, en bateau – et d’abord l’Europe, les pays scandinaves, plus tard les Etats-Unis, l’Amérique latine mais surtout orient et extrême-orient et tant d’autres contrées – c’est l’Afghanistan qu’ils placent au pinacle.

La petite communauté française de Bombay et les étudiants, ceux de l’Alliance Française tout comme ceux du Centre nucléaire de Trombay où R.H enseigne aussi, pleurent le départ de nos parents. De vraies larmes.

Marc Blancpain, Directeur Général des Alliances Françaises propose à mon père de prendre la direction de celle de Hong-Kong. Quatre années qui ressemblent fort au couronnement d’une vie très active.

L’esprit d’entreprise du paternel reprend le dessus. L’AF, implantée à Central sur l’île Victoria, au 2 Des Vœux Road, ouvre bientôt une annexe dans le quartier plus populaire de Wanchaï, puis sur la terre ferme à Kowloon. Parallèlement, sont recrutés des enseignants, jeunes pour la plupart, qui se dévouent corps et âme à l’enseignement de notre langue et aux activités culturelles si chères à mes parents, rompus depuis longtemps à l’exercice.

Parmi ces profs, un certain Pierre Ryckmans, jeune sinologue belge dont le nom de plume, Simon Leys résonnera quelques années plus tard, précisément en 1971 avec la publication fracassante de "Les habits neufs du Président Mao". Et parmi leurs relations amicales, deux figures d'exception : Henry Litton, jeune et talentueux juriste mi british par son père et mi chinois par sa mère, qui est alors "the youngest Queen's Councelor", le plus jeune bâtonnier de la Reine (d'Angleterre), grand francophile et francophone. Il deviendra plus tard Mr Justice et sera l'un des grands juges  dont "le Rocher" s'honore. Il sera aussi longtemps Président de l'Alliance Française et un ami indéfectible de François H. et de notre famille. L'autre personnalité qu'aimaient évoquer mes parents, c'était Jacques Pimpaneau, ce grand sinologue, professeur de chinois aux Langues O', mon maître et ami. Jacques, que nous surnommions Pimpin rue de Lille, siège de l'Ecole Nationale des Langues Orientales Vivantes, heureusement toujours vivant! Nul doute que tous les trois, tout comme René Viénet, situationniste auquel on doit les pages les plus corrosives et les plus lucides sur la Chine de Mao, les ont déniaisé à propos de cet Empire du Milieu si proche et si opaque. 

Ils vivent sur l’île, à Robinson road, avec une vue imprenable sur la baie. S’enchantent de rouler avec leur Dauphine Gordini jusqu’aux plages du sud, Deepwater bay, Stanley et jusqu’à Big Wave bay. Ou bien de prendre le ferry pour pique-niquer dans l’île de Cheung Chau ou aller goûter les crabes au gingembre de Lamma island. Comme à Bombay, ils recréent un petit cercle d’amis fidèles.

Plus tard, François notre aîné et sa famille viendront les rejoindre et leur succéder. Et plus tard encore, beaucoup plus tard, Pierre, le plus jeune d’entre nous, deviendra le proviseur de la French International School, grande héritière de la petite école créée par notre mère. Strange isn’t it ?

Hong-Kong connaît alors un développement foudroyant. L’Alliance reflète ce bouillonnement. A plusieurs reprises, tous deux iront découvrir la Chine, et ce, au cœur de la « Révolution culturelle », laquelle rejaillit jusqu’à HK où R.H s’amuse à « couvrir les manifs », joue un temps le petit reporter pour brieffer un ami, Jean-Claude Courdy, représentant de l’ORTF à Tokyo.

L’heure de la retraite a sonné. C’est en faisant le tour du monde qu’ils tireront leur révérence. Un tour en sauts de puce qui passe surtout par des îles méconnues. La plus enchanteresse selon eux ? L’île des Pins. La Nouvelle-Zélande aussi avait leur faveur, tout comme la Polynésie et Bali.

La retraite à peine commencée à Cannes, Suzanne lance avec succès une branche régionale de l’association des amitiés franco-indiennes qu’elle présidera longtemps, tandis que Roger crée le club « Âge d’or Côte d’Azur » qui réunit bientôt des centaines d’ex enseignants heureux de se retrouver en communauté sur place ou lors de voyages au long cours. Il adhère au Parti Socialiste en 1977, dans la mouvance du CERES du Jean-Pierre Chevènement. Il est élu la même année conseiller municipal de la ville de Cannes.

Et donc, ultimes escapades, ces deux allers et retours entre Cannes, l’Inde, le Kashmir, le Boutan, Sikim, le Karakoram, et dans cette vallée de la Hunza où notre père espérait atteindre non l’éternité mais une certaine longévité. Elle ne lui saura pas offerte. Il meurt à Cannes le 24 octobre 1989.

Pas facile d’évoquer la mémoire de son père sans tomber dans l’hagiographie.

Le parcours de ce fils d’un couple de gens du peuple n’a pour commencer rien d’exceptionnel. A l’époque, les enfants méritants choisissaient de devenir instituteurs, la meilleure manière de s’éléver dans l’échelle sociale tout en accomplissant un devoir civique, quasi politique dans le droit fil de cette troisième République laïque qu’ils incarnaient parfaitement. C’est d’ailleurs cette voie que sa sœur aînée, Paulette, ouvrit en devenant institutrice.

Mais de là à imaginer ce tourbillon…

Par ricochet, celui-ci entrainera d’autres tourbillons puisque les quatre fils, les quatre frères Hudelot s’expatrièrent dans des contrées nommées l’Inde, la Chine – Pékin, puis Shanghai -, Hong-Kong, l’Australie, Tahiti, le Canada anglais, le Venezuela, le Japon – Kyoto et Tokyo dorénavant, Israël – Bersheeva et Haïfa -, la Turquie, le Mexique, le Chili, Bali, les Etats-Unis où certains ont fait souche, hier en Louisiane, désormais au Texas, tout comme en Grêce et au Québec. Sans parler d’autres « rebonds » par exemple à San Francisco ou à Whashington DC.

Pour communiquer entre nous, mes parents avaient lancé l’idée d’une « circulaire » toujours passionnante à lire, très documentée et imagée. Après les lettres typographiées venaient la belle écriture calligraphiée de maman, puis celle de papa difficile à déchiffrer, petite sténo griffue qui tenait à l’un des accidents petits et grands qui émaillèrent sa vie.

Il y avait aussi, au moment des retrouvailles, les soirées diapo et de films 16 lors desquelles on refaisait le monde avec nos aînés avant d’entamer des discussions politiques à n’en plus finir. De belles empoignades où notre père jouait les modérateurs, alors que maman, affolée par la tempête des voix de stentors que tous nous possédions, fermaient les fenêtres précipitamment pour ne pas effaroucher nos voisins !

Cette évocation, au moment où chacun d’entre nous aura une pensée pour le 110ème anniversaire de notre père, notre grand-père, notre arrière-grand-père, je sais bien qu’elle est imparfaite et presque dénuée de chair. Mais comment faire ?

D’autres diraient mieux que moi son sourire, ses beaux yeux, aussi noirs que sa chevelure, son humour moqueur, sa passion pour le foot – ah les dimanches passés dans les tribunes des stades de Bône, de Constantine ou de Batna, d’Alger…Ils diraient aussi son art oratoire, sa voix, une amabilité souveraine, un tact sans faille. Ou bien ils parleraient de ses rêves exaucés, des utopies qu’ils auront partagé tous deux, la mano en la mano.

Il se pourait qu’ils notent une évidence : Roger Hudelot, homme d’action, remarquablement intelligent, n’était pas, contrairement à Suzanne, un intellectuel.

Tous deux avaient suivi à la Faculté des Letres de Dijon un cycle de conférences de Gaston Bachelard dont la philosophie leur parlaient d’autant plus que ce natif de Bar-sur-Aube fut un grand théoricien et practicien de la Pédagogie. L’influence de l’ancien postier à la longue barbe blanche devenu une des grandes figures de la philosophie fut déterminante. Tous deux aimaient sa sensibilité écologiste, un thème qui fut un de leurs « dadas ». Leur choix de vie en témoigne.

Ses lectures préférées ? Le Monde, l’Equipe et le Canard dont il était abonné depuis toujours et faisait son régal chaque mercredi. Et les grands romans d’aventure, Kessel en tête, certaines biographies. Passionné par le chant, l’opéra, le théâtre, la chanson populaire. Fan de Brassens que nous verrons en 1954 ou 55 à Alger, de Mouloudji, tout aussi bien que de Piaf, de Léo Ferré, Guy Béart et de Boris Vian pour son « déserteur » et pour son irrévérence. Mais d’abord de Charles Trénet dont il connaissait tout le répertoire par cœur.

Si ses orientations politiques l’amènèrent à militer dans la mouvance de la SFIO d’abord, puis au sein du Parti Socialiste, étant farouchement anti-stalinien – tous deux avaient accueilli à Beauvallon, à la fin de 1956 plusieurs jeunes exilées de Hongrie après le soulèvement et la répression soviétique à Budapest, non sans avoir visité avec d’autres enseignants le « grand frère » au début des années 50, un « retour d’URSS » pour parodier André Gide dont ils étaient revenus mi figue mi raisin – il y avait en lui un côté anar. Il savait en jouer !

D’autres amis vous parleraient de son goût du bon vin, de sa vénération pour le Vosne-Romanée blanc, de sa capacité à reconnaître les crus bourguignons à l’aveugle, un jeu que les gars de sa promo pratiquaient religieusement à Chanceaux lors de leurs agapes annuelles. Il fallait voir les grands crux alignés comme à la parade, avec pour seul repère une petite étiquette écrite à la main collée au cul de la bouteille…Peut-être ses amis, ses collègues se souviendraient-ils de son exigence envers lui-même, de son souci du travail bien fait, de son sens inné pour la pédagogie ou de son autorité naturelle." Claude Hudelot ( Mediapart)