Un embryon d'école au Pioulier
Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps
Michel Barré
Freinet à Vence (1934-1936 La construction de la nouvelle école Un embryon d'école au Pioulier
Il est probable que Freinet avait dé consacrer quelque temps à rendre habitable la rudimentaire propriété du Pioulier. Elise Freinet écrit dans L'Ecole Freinet, réserve d'enfants (EFRE, Maspéro): "Dès octobre 1934, nous entrions dans "notre domaine". Nous nous installons dans les trois pièces de la maison et le garage attenant" (p.23). Madeleine Bens, sa fille, précise (Bulletin des Amis de Freinet, n°59, p.4) qu'elle n'avait pas 4 ans à son arrivée au Pioulier, ce qui daterait cet emménagement un an plus tôt. Pour ceux qui connaissent l'école Freinet, il s'agit de la petite maison de pierre située à gauche, en haut de l'allée qui monte de l'entrée ; un bâtiment à un étage est venu ensuite s'y adosser. Plus tard, sa toiture fut transformée en terrasse.
NPP énumère les premiers enfants réunis dans "l'embryon d'école" avec sa fille Baloulette : Annie, la première venue (dont la famille juive avait été chassée d'Allemagne) a cinq ans, quelques mois seulement de plus que notre propre fille... Puis vint Boris (sept ans), Juif polonais, No‘l (huit ans), fils d'amis parisiens, et Pigeon (huit ans), fille de journaliste."Le groupe ne comprend que trois enfants d'âge scolaire, ce qui ne nécessite donc aucune déclaration d'ouverture d'école. Par contre, cela a nécessité l'agrandissement de la petite maison par un dortoir au toit de tôle.
Freinet écrit en 1962 dans Techniques de Vie (n°13, p.3) : En même temps que nous nous occupions de nos cinq élèves et que nous rodions déjà les bases de notre vie communautaire, je me rendais tous les jours à St-Paul à pied ** pour régler les affaires de notre coopérative où travaillaient deux employées qui nous étaient totalement dévouées.
** Elise et sa fille écrivent que c'était à vélo et un texte d'enfants le confirme: "Chaque matin, papa part à St-Paul à vélo. Il va travailler à la CEL. Dans sa musette, il a des fruits pour son repas. Il revient vers trois heures pour travailler avec les maçons."
Le chantier de la future école
Freinet, dans la suite de l'article cité, décrit la construction de la future école : Faute d'appuis et de crédits, force nous a été de construire nous-mêmes, pièce à pièce, selon les responsabilités et l'aide financière de parents ou d'amis, et surtout de mettre sans cesse la main à la pâte, piochant, tirant du sable, manoeuvrant un concasseur rudimentaire pour la fabrication d'agglomérés, faisant face à toutes les exigences d'un chantier où la folle bonne volonté tenait souvent lieu de compétence. Nous faisions vraiment, dans tous les domaines, notre tâtonnement expérimental et les résultats, ma foi, furent pourtant à la mesure de nos espoirs. (...) Un bâtiment central était monté avec, au rez-de-chaussée, la cuisine et les réserves; au premier, la salle à manger et le bureau; au second un dortoir et l'unique pièce qui constituait tout notre logement personnel.
Il s'agit du bâtiment à trois niveaux situé près du bassin d'arrosage (promu au rôle de piscine des enfants). Puis ce sera la construction, juste à côté, du bâtiment d'école, un simple rez-de-chaussée (plus tard rehaussé d'un étage) juste en contrebas.
Elise décrit ainsi le chantier :"Les maçons sont là, en effet, s'employant avec ardeur à la construction de notre école. Ce sont des camarades.* Freinet s'intègre tout naturellement à l'équipe. Ils ont fait avec lui un accord qui convient à leur condition de vie et à la nôtre : ils sont payés en fin de semaine et peuvent quitter momentanément le chantier si des obligations personnelles les appellent ailleurs, ou si les subsides manquent à l'employeur, à moins qu'ils n'acceptent un paiement à retardement quand la bourse de Freinet est mieux garnie. (...) Le dimanche, des jeunes des Jeunesses communistes venaient prêter main forte. Ils connaissaient Freinet avec lequel ils avaient créé un ciné-club et organisé des séances de libre discussion dans les perspectives d'une culture marxiste. Pour ces dimanches d'abondante main d'oeuvre, je faisais une vraie "popote de régiment", préparée en plein air et que l'on mangeait à la bonne franquette, dans une joyeuse détente." (EFRE p.24-25)
Une photo montrant les enfants portant des briques a parfois fait dire que Freinet avait construit son école avec ses élèves. Madeleine Freinet (BAF 59) rappelle qu'ils se contentaient de faire la chaîne pour le transport de matériaux.
* Il s'agit de militants de gauche du secteur, pour la plupart communistes.
Un malade très actif
A St-Paul, les adversaires de Freinet qui prétendaient vouloir seulement mettre fin à son influence "bolchevique" sur les enfants du village, s'indignent de le savoir payé, non pas à ne rien faire, mais à préparer des lendemains qui ne laissent rien présager de bon. Un député de droite a même demandé la suppression de son traitement (EP 5, déc. 34, p. 101).
L'administration n'ignore pas l'avancement des travaux du Pioulier et la participation de Freinet au chantier. Elle s'émeut de l'incompatibilité d'un congé de longue durée avec de telles activités. Freinet répond que son médecin lui a conseillé l'exercice en plein air afin de consolider sa santé. Il sait aussi qu'il aura bientôt épuisé toute possibilité de congé et devra demander la retraite proportionnelle anticipée à laquelle lui donne droit son titre d'invalide de guerre. C'est la demande qu'il dépose pour la rentrée d'octobre 1935, date à laquelle il a décidé d'ouvrir son école.
L'annonce de l'ouverture aux militants
Depuis les réactions du congrès de Reims et la mise au point de Freinet en octobre 33 (EP 1, p.6), on ne publiait plus rien sur la nouvelle école. Le 10 avril 35, paraît dans le n°12 de L'Educateur Prolétarien (p. 269), une annonce d'offre d'emploi : Nous désirerions engager à Pâques, pour la préparer au service de notre école nouvelle, qui ouvrira en octobre, une jeune fille (de préférence orpheline), naturiste si possible, aimant les enfants et capable de s'initier aux soins et à la cuisine naturistes, en complétant son éducation.
Le n° 17 (25 mai) s'ouvre par un article de six pages annonçant l'ouverture de l'école Freinet : Notre école nouvelle ouvrira ses portes à Vence le premier octobre prochain. (Freinet reprend les arguments déjà exposés pour justifier sa décision de créer sa propre école) Inutile de dire que notre école travaillera intégralement selon nos techniques dont nous avons, à maintes reprises, précisé les fondements. Notre réalisation nous permet tout spécialement de montrer les bases physiologiques, matérialistes, de l'éducation : c'est sur cet aspect original de notre effort que nous insisterons. (cet aspect sera plus largement développé dans le dépliant) (...)
Il faut maintenant que notre école vive, commercialement parlant. Nous avons fort heureusement pu réunir, grâce à l'appui généreux de nombreux parents et amis, les fonds nécessaires pour asseoir une oeuvre qui sera totalement libre de toute ingérence politique et sociale quelle qu'elle soit. Il ne nous reste qu'à recruter nos élèves, ou plutôt à compléter le recrutement puisque nous avons déjà 10 à 12 places promises sur la vingtaine qui sera disponible. Et nous voudrions que, avec l'aide de nos camarades, les places restant à pourvoir soient occupées par des enfants pauvres d'ouvriers ou de paysans. (pour cela, Freinet préconise la constitution de comités départementaux qui prendraient en charge la pension mensuelle d'un enfant : 350 F environ).
Dans le même n°, un appel à collaborateurs : Nous apprenons que nul instituteur public ne peut exercer dans une école privée s'il n'a, au préalable, démissionné de sa fonction. Nous ne pouvons pas, pour l'instant, demander à des camarades titulaires d'abandonner une situation dont nous ne pouvons pour l'instant garantir l'équivalent. Mais nous savons, hélas! que les jeunes gens sans travail ne manquent pas. C'est parmi eux que nous recruterons nos collaborateurs.
Il nous faudrait au moins, pour octobre, un instituteur et une institutrice, ou plutôt deux aides pour guider et entraîner nos enfants. Pour cette besogne, les titres nous importent moins que la jeunesse, l'élan, le dévouement total à l'enfant, la capacité de s'effacer devant les nécessités de notre nouvelle éducation, la possibilité d'être des entraîneurs pour les diverses activités : marche, jeux, chants, travaux manuels, etc. Nous demandons aux camarades que ce travail intéresse de nous écrire.
Dans le n°18 (EP du 10 juin 35), est encarté un dépliant de 4 pages illustrées, grand format. Voici le contenu de ce véritable manifeste éducatif dont nous respectons les passages en caractères gras :
L'ECOLE FREINET A VENCE (ALPES-MARITIMES)
Votre enfant est nerveusement fragile
... comme l'immense majorité des enfants, hélas!
Vous comprenez que le surmenage irrationnel de l'école publique lui est funeste ; la désharmonie profonde qui en résulte se traduit par un caractère difficile qui vous inquiète, par des défauts ou des faiblesses contre lesquels vous vous sentez impuissants.
Pour des raisons diverses et multiples, le milieu familial ne parvient pas à rétablir un équilibre normal des fonctions organiques elles-mêmes.
Et vous êtes inquiets! L'Ecole Freinet vous rassurera.
Elle rétablira votre enfant
Elle lui redonnera vigueur et vitalité, élan et enthousiasme ; elle en fera un pionnier, un homme!
Santé et harmonie du corps d'abord, indispensables à l'harmonie intellectuelle et morale, et aux progrès éducatifs.
NOUS VOUS OFFRONS :
+ Le séjour idéal dans un coin de la Côte d'Azur particulièrement favorisé, des locaux admirablement situés, à l'air, au soleil, près des bois, aux abords d'une fraîche rivière.
+ Une nourriture spécifiquement saine, réglée par Mme Freinet elle-même, auteur d'un livre que vous devez connaître (Principes d'alimentation rationnelle, 15 F.); alimentation à prédominance fruitarienne, avec légumes et fruits naturels, pain cuit sur place avec de la farine naturelle moulue au moulin spécial de la maison.
+ Une thérapeutique basée sur la technique du professeur Vrocho, de Nice, et qui fait merveille : désintoxication par sudations et réactions, exercices, marches, jardinage, travaux en plein air.
+ Une harmonisation de la vie dans un cadre régénérateur, où l'enfant sent naître sa puissance et accroître ses possibilités de travail et d'effort.
L'ensemble de ces conditions heureusement réalisées à l'ECOLE FREINET, donnent une base nouvelle à la pédagogie. Cette action harmonisatrice suffit à elle seule à rectifier la plupart des déficiences dont les enfants sont affectés, donne de l'audace aux faibles et aux timides, du courage aux peureux, de l'entrain et de l'activité aux paresseux, de l'altruisme aux égoïstes. Elle permet à tous de profiter au maximum des éléments éducatifs qui seront à leur libre disposition.
Ce que sera l'éducation à l'Ecole Freinet :
Notre Education sera polytechnique, c'est-à-dire que l'enfant sera entraîné aux diverses activités sociales : travail des champs, qui en sera la base _ arboriculture, agriculture, travail ménager _ menuiserie, filature, tissage, poterie _ travaux mécaniques divers _ contact et travail régulier avec les paysans, les artisans et les ouvriers de la région.
Notre Education sera communautaire : L'ECOLE FREINET sera le domaine des enfants, où tout est étudié et réalisé pour les enfants. C'est d'une heureuse coopération entre enfants, entre enfants et adultes aussi, que naîtra la formation sociale idéale des élèves qui nous sont confiés.
Notre école travaillera naturellement selon les techniques Freinet de libre expression individuelle.
Pas de cours classique ; une école conçue, matériellement et techniquement selon des données entièrement nouvelles. Chez les enfants régénérés par nos soins, une puissante soif de connaissances, un invincible besoin de création et d'action. Et, à l'Ecole, tous les outils, tout le matériel, tous les documents susceptibles de satisfaire ces besoins : Imprimerie à l'Ecole, échanges réguliers avec d'autres écoles, Fichiers scolaires, Bibliothèque de travail d'une richesse incomparable, appareil de prise de vues et cinéma, Photographie et projections, Radio, Disques.
Nous garantissons que, pour ce qui concerne l'acquisition exigée des écoles, nos enfants, dès qu'ils auront franchi la crise difficile de la désintoxication _ plus ou moins longue selon l'état physiologique des individus _ seront en mesure de soutenir avantageusement la comparaison avec les écoles officielles, d'affronter même avec succès les examens _ étant entendu cependant que nous ne saurions nous proposer comme but la conquête de diplômes dont nous connaissons la vanité, ni accepter un bourrage contraire à nos principes de vie.
Nous faisons irrésistiblement confiance en la vie.
Nous régénérons les enfants, physiologiquement, d'abord ; psychiquement, intellectuellement, moralement et socialement ensuite.
Ces enfants régénérés, vitalisés, nous les aidons à conquérir le monde qui les entoure, à se rendre maîtres des techniques qui seront leur force.
De tels enfants, animés par cet invincible potentiel d'activité et de vie, sauront faire puissamment leur chemin.
Notre récompense sera, non pas d'avoir formé et dirigé vos enfants, mais de leur avoir redonné cette puissance et cette force qui restent seules souveraines dans la conquête intrépide du monde.
L'Ecole reçoit des enfants des deux sexes, entre 4 ans et 14 ans.
(Ecole de garçons, dirigée par Freinet, - Ecole de filles, dirigée par Mme Freinet, conformément aux règlements en vigueur *)
Les prix de pension complète varient entre 350 et 400 F. selon les enfants. La mensualité est payable d'avance et part du 1er ou du 15 de chaque mois.
L'ECOLE OUVRIRA LE 1er OCTOBRE 1935
Pour tous renseignements complémentaires, écrire à :
C. FREINET, Vence (Alpes-Maritimes)
Les passages en caractère gras le sont dans le texte de Freinet
* Devant les problèmes administratifs posés par l'ouverture d'un internat, Freinet préférera déclarer une école mixte, séparée juridiquement de la pension.
Un court appel dans le même numéro de la revue demande aux groupes de constituer des comités de pupilles de l'Ecole Freinet. Il ne reste plus qu'à ouvrir légalement l'école, ce qui ne se fera pas sans obstacles.