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Première confrontation avec la guerre

Première confrontation avec la guerre

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

 

En octobre 1914, son séjour à l'école normale est écourté. Après avoir réussi le brevet supérieur, il devrait logiquement y rester une troisième année pour sa formation professionnelle d'instituteur. La guerre en a décidé autrement ; en effet, une consigne ministérielle a demandé de remplacer certains instituteurs mobilisés par des normaliens en dernière année d'études. Célestin Freinet est donc nommé à l'école primaire de Saint-Cézaire, à l'ouest de Grasse (il a tout juste 18 ans). Six mois plus tard, le 15 avril 1915, il est lui-même mobilisé, après avoir obtenu en mars le Certificat de Fin d'Etudes Normales.

 

Sur sa vie au front, deux sources d'informations sont données par Freinet lui-même : la BT 403 : Combattant de la Guerre de 1914-1918 dans laquelle il raconte aux enfants son expérience personnelle de la grande guerre et un récit écrit pendant sa convalescence et publié en 1920 : Touché! (souvenirs d'un blessé de guerre). De larges extraits de ce petit livre ont été republiés après sa mort dans L'Educateur n° 5, nov. 1966.

 

Nous apprenons dans la BT que son baptême du feu date du 2 janvier 1916, dans le sud de l'Alsace, il est aspirant (c'est-à-dire officier débutant) et a la responsabilité d'une quarantaine de soldats (il a eu 19 ans, deux mois et demi plus tôt). Pour les jeunes lecteurs, Freinet décrit différents aspects de la vie des tranchées.

 

C'est le 23 octobre 1917 qu'il est très grièvement blessé. Une curieuse tradition orale situe souvent l'événement à Verdun, alors que l'intéressé dit clairement que c'est au Chemin des Dames, près de Soissons. Son dossier militaire précise même : au moulin de Laffaux, lieu de multiples combats, depuis les catastrophiques offensives Nivelle d'avril 17 qui avaient provoqué des mutineries. Précisons que le roman de Barbusse : Le Feu, publié en 1917, se situe dans le même secteur (il est dédié à ses "camarades tombés à Crouy et sur la cote 119"). Cette coïncidence de lieu n'est peut-être pas étrangère à la sympathie qui liera aussitôt les deux hommes après cette guerre.

 

Dans "Touché! ", Freinet raconte les circonstances de sa blessure : Je marchais droit devant ma ligne de tirailleurs, regardant, sur la côte en face, monter le 2e bataillon, précédé du feu roulant. Un coup de fouet indicible en travers des reins :"Pauvre vieux... c'est ta faute... Il ne fallait pas rester devant... Tu n'aurais pas reçu ce coup de baïonnette". J'ai ri - je croyais qu'un soldat m'avait piqué par inadvertance, et je voulais l'excuser - J'aurais voulu cacher ma douleur... je suis tombé...

 

Qu'elle est bête, cette balle! Par le milieu du dos, le sang gicle... Ma vie part avec... Je vois la mort avancer au galop...

 

Je n'ai pas voulu m'évanouir et je ne me suis pas évanoui... J'ai voulu me lever : j'ai rassemblé toutes mes forces, je n'ai pas bougé... Ma poitrine est serrée dans un étau.

 

Couché sur le brancard, j'ai senti qu'il pleuvait. (...) Le médecin du bataillon est tout rouge de sang -- un boucher. Dans le trou où j'attends, un autre crie... On vient... Oh! que de blessés!... Je grogne. Les Allemands qui me portent s'arrêtent. Ils cherchent des épingles anglaises pour me couvrir de deux capotes... Ils me remportent le plus doucement possible.

 

Constat inscrit dans son dossier militaire : "L'aspirant Freinet Célestin du 140e d'Infanterie, 2e compagnie, est admis à l'hôpital, étant atteint de plaie pénétrante du thorax par balle". Il faut opérer, car la balle, après avoir traversé le poumon droit, s'est logée dans l'épaule.

 

Le récit continue après l'opération :

 

J'ai soif !... j'ai soif !...

 

- Rien à boire, ça vous ferait mal.

 

Alors, j'ai revu la belle source de mon village qui dégringole du rocher et qui suit le canal. Je me suis couché à plat ventre; j'ai trempé mes lèvres avides dans cette eau rédemptrice... Comme c'est délicieux!... Jusqu'au matin, j'ai bu l'eau si claire de notre source et elle ne m'a pas désaltéré.

 

Pendant quelques jours, c'est le combat contre la mort :

 

Quelqu'un me parle d'une voix douce et lente. J'ouvre un instant les yeux: une grosse tête encadrée d'une grosse barbe se penche sur moi. On me frotte les mains, les yeux, les oreilles, la bouche... Je baise un crucifix énorme et froid...

 

-Ah! non! je ne veux pas mourir!... Ils sont fous de me donner l'extrême onction!...

 

Et je me replonge dans mon éternelle inconscience qui est déjà la mort. La sarabande infernale recommence dans la poitrine et dans le crâne.

 

Vous tous, qui craignez la mort parce que vous vous figurez une montagne de souffrances toujours plus atroces jusqu'au moment où vous vous sentirez devant le gouffre, remettez-vous... C'est plus facile de mourir et je ne le redoute plus.

 

Heureusement le blessé est jeune (juste 21 ans), sain et robuste, il a échappé à la mort, résisté à l'infection, mais tous ceux qui auront, par la suite, l'occasion de voir Freinet travailler au jardin, torse nu comme les paysans provençaux, seront frappés par l'énorme cicatrice en creux qu'il a gardée à la partie postérieure droite du thorax. Les conséquences de sa blessure ("séquelle de pleurésie purulente, suite de la plaie pénétrante du thorax; résection de 4 cm de la 9e côte droite; vaste cicatrice; rétraction thoracique accentuée; raideur articulaire de l'épaule droite") lui font attribuer un taux d'invalidité de 70%.

 

Alors commence pour lui une interminable convalescence. Il faut quitter l'hôpital.

 

Je suis monté dans le train, et personne ne m'a aidé... Personne ne m'a demandé si j'avais froid... si je voulais boire... si je n'étais pas fatigué.

 

Et plus rien. Ceux qui ne savent pas se taire parlent de cette miss (l'une des infirmières canadiennes) qui était si gentille... de celle-là qui, un jour... le docteur... le parc...

 

Malheureux compagnons, vous voyiez encore ce matin une auréole de gloire. Non, nous ne sommes pas "glorieux", nous sommes "pitoyables".

 

Elle ne reviendra plus ma jeunesse perdue. Les feuilles ont poussé trop tôt cette année. (extraits de son témoignage "Touché!")

 

C'est sur ce cri de désespoir que se termine le récit. Mais le jeune paysan de Gars a acquis assez de force de caractère pour ne pas céder à la résignation. Il refuse d'être à jamais le héros mutilé (avec Médaille militaire et Croix de guerre, jamais arborées) à qui l'on procurerait peut-être un emploi protégé, pas trop fatigant. Il s'était préparé à devenir instituteur, peu importe son état, il sera instituteur. Il doit désormais porter témoignage contre l'horreur de la tuerie qui ne profite qu'aux plus riches. Il veut lutter contre le dressage et le conditionnement moral qui, dès l'école, ont insidieusement préparé les esprits à l'obéissance aveugle et à la hargne belliciste.