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La journée où tout bascule

La journée où tout bascule

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

  C'est au su de tout le monde que se prépare une action violente. Les ministères et la Préfecture sont tellement conscients de la montée de la tension que les télégrammes échangés sur l'affaire entre Paris, Nice et Vence sont partiellement codés : seuls les mots anodins sont transmis en clair, les autres doivent être décodés par des spécialistes, comme pendant les opérations militaires. Cela donne la mesure du climat sur place. Chacun sait à Saint-Paul que la rentrée des vacances de P‰ques, le lundi 24 avril 1933, sera une journée décisive.

Deux récits donnent le détail de cette folle journée : les souvenirs personnels d'Elise Freinet (NPP, pp. 189 à 194) et un texte du Syndicat de l'Enseignement, appuyé sur les témoignages des acteurs du drame, publié dans L'Educateur Prolétarien (n°7, pp. 359 à 367) et diffusé par ailleurs en brochure.

 

Un dispositif de protection des enfants

Les partisans de Freinet l'ont prévenu de ce qui se trame : on cherchera par la violence à empêcher la rentrée des classes. Dès le vendredi précédent, Freinet a alerté la Préfecture des menaces qui pèsent sur son école. L'Action Patriotique  a écrit à son sujet : Il faut prendre la bête puante à la gorge et l'étouffer ou la forcer à s'enfuir. Le dimanche soir, un conseiller municipal, en désaccord avec ses collègues devant une telle atmosphère de violence, vient dévoiler le plan de la municipalité : une manifestation a l'intention de saccager les locaux, mettant l'instituteur dans l'impossibilité matérielle de faire la classe.

Le lendemain, dès 7 h 30, les parents favorables à Freinet sont sur place. Des opposants aussi, mais à distance, attendant l'arrivée du maire. Conscient du danger, un père a apporté son revolver et le confie à Freinet pour le cas où les menaces deviendraient trop graves. Plus tard, certains militants, connaissant le pacifisme de Freinet, estimeront qu'Elise a dé exagérer la dramatisation. Pourtant tous les témoignages confirment ce qu'elle dit de ce revolver (NPP p.189 et 191). Les enfants non grévistes effectuent leur rentrée à 8 h, sous la garde de leurs parents. La grille est refermée à clef par Freinet qui reste seul dans sa classe avec ses élèves.

 

Plusieurs vagues d'assaut contre l'école

Le maire arrive enfin et la manifestation vociférante se déchaîne : "A Moscou ! communiste ! bandit ! salaud ! sortez-le !  "  On secoue la grille d'entrée. De la fenêtre de son logement au premier étage, Elise Freinet, impassible, domine la horde déchaînée. Quelques excités s'attaquent à une petite fenêtre donnant sur la rue. C'est alors que Freinet, sortant dans la cour, crie : "J'ai là sous ma garde quatorze enfants. Je les défendrai coûte que coûte. Et si quelqu'un pénètre dans les locaux, voilà ! " et il sort le revolver. Par prudence, il met les enfants à l'abri dans sa cuisine, inaccessible de la rue.

A 8 h 15, arrivent enfin sur place deux gendarmes, envoyés par ordre de la Préfecture. Sans doute parce que l'adjoint au maire est un ancien gendarme, ils pratiquent la non-intervention. Une altercation violente se produit entre une manifestante particulièrement énervée et une mère venue protéger son enfant présent dans l'école : on lui a reproché de se trouver là, "n'étant même pas Française".

A l'heure de la récréation, les écoliers sortent dans la cour sous la conduite de leur instituteur. Les hurlements redoublent. Une collaboratrice de Decroly, en visite dans la région, était venue à l'improviste témoigner sa sympathie à Freinet. On se doute de l'accueil qu'elle reçoit : le maire lui interdit l'accès à l'école. Des artistes et des intellectuels séjournant à Saint-Paul apprennent le scandale, s'indignent, viennent sur place, alertent l'Académie, la Préfecture, les syndicats enseignants et ouvriers.

A 11 h, les élèves sortent pour aller manger chez eux. Vers midi, le commissaire de police de Cannes est sur place et interroge Freinet. A 13 h, rentrée de l'après-midi ; les quatorze élèves sont présents. Cette constance suffit à confirmer le courage et la détermination des partisans de Freinet. Les manifestants reviennent plus excités que jamais, largement avinés pendant l'interclasse (selon NPP, le curé en est responsable : il aurait ouvert sa cave ; le syndicat parle des cafés du village. Les deux sources peuvent fort bien avoir conflué). Des commissaires spéciaux, venus de Nice, sont maintenant sur les lieux.

 

Négociation d'une trève

L'inspecteur d'Académie, arrivé enfin à Saint-Paul, parvient avec peine à se frayer un passage jusqu'à l'entrée de l'école. Alors commence une longue négociation avec Freinet. Peut-être la crainte d'un incident grave ferait-elle accepter par l'administration un changement de poste favorable au couple, mais Freinet se méfie (avec raison, semble-t-il) et veut protéger l'avenir de son mouvement. Il n'accepte qu'un congé de maladie de trois mois. On peut enfin annoncer aux manifestants que, le lendemain, un autre instituteur accueillera les enfants.

Par la suite, le nombre d'élèves présents ne dépassera pas 21 sur 28 inscrits, soit 7 de plus seulement que pendant les semaines de grève, certains parents ayant profité du conflit pour mettre leurs enfants au travail. Cela donne la mesure réelle de l'opposition à l'instituteur, même en excluant les pressions de la municipalité sur certains parents.

Pour résumer cette journée du 24 avril 33, les syndicalistes écrivent : C'est le fascisme!   On ne peut en effet qualifier autrement un tel assaut contre l'école par des gens qui, dans leur majorité, n'y ont jamais eu d'enfants. Pendant la nuit suivante, tous les militants sont alertés par circulaire afin de renforcer la mobilisation. Freinet insiste dans une autre circulaire, le 9 mai, sur la nécessité d'empêcher le déplacement d'office. Mais peut-il encore espérer revenir dans sa classe de Saint-Paul ?

 

Des manifestations de soutien

Le 9 juin, L'Humanité  rend compte d'une réunion tenue la veille, rue Cadet à Paris. Sous la présidence du professeur Henri Wallon et après une présentation de Paul Vaillant-Couturier, Freinet fait une conférence sur la pédagogie qu'il pratique. Il reçoit le soutien de délégations d'étudiants et de certains universitaires. Après un entr'acte de chants et danses des patronages de Villejuif et Bagnolet (férocement critiqués dans Les Humbles  par Wullens pour leur style de music-hall), Wallon fait l'éloge de la pédagogie soviétique. L'article est accompagné d'une photo du préfet Benedetti de Nice, on se doute que ce n'est pas pour le glorifier.

Le 15, Freinet est à Perpignan et prévoit de semblables manifestations à Lyon, Lille, Tours. Dans le même temps, il reçoit aussi parfois des cartes anonymes d'insultes, comme celle-ci adressée sans enveloppe de Blois, le 26 mai, à Monsieur Freinet, instituteur communiste en congé disciplinaire : Freinet, il n'y a donc pas dans ton patelin un père de famille ayant des couilles au cul et un bon Browning dans son tiroir ?  Le terme de fascisme est-il exagéré ? Peut-être le retentissement national de l'affaire de Saint-Paul aura-t-il préparé certains esprits à réagir plus rapidement quand une nouvelle menace s'exprimera avec une tout autre ampleur le 6 février 34.