timbre freinet

 

De l'échange d'imprimés à la correspondance interscolaire

 

De l'échange d'imprimés à la correspondance interscolaire

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

Présentons rapidement René Daniel qui entame cette première correspondance avec Freinet. Lui aussi a dû quitter prématurément son Ecole Normale, transformée en hôpital militaire, et prendre une classe comme intérimaire. A son retour de la guerre en 1919, il est revenu terminer sa formation et reprend une classe en 21. Il est attentif aux articles de Freinet qu'il rencontre en juillet 25 au congrès syndical. Il commence à échanger des textes d'enfants tirés en polycopie, puis commence à imprimer en juillet 26.

Dans la dynamique de la communication, les deux écoles ne se contentent pas d'échanger les imprimés quotidiens. Le 16 novembre, les écoliers de Trégunc envoient à ceux de Bar les plans de leur classe, de l'école et du village, ainsi que des cartes postales. Leurs correspondants font de même, en joignant des kakis et une orange du pays. Les petits Bretons expédient à leur tour du pain noir.

En janvier, des lettres de Trégunc sont arrivées à Bar. Bientôt, les Provençaux adressent les réponses, accompagnées de figues sèches locales et d'olives. Un peu plus tard, Paul, petit Barois, pleure car son correspondant Naviner lui reproche d'écrire mal. Nous apprenons ainsi que les enfants ont maintenant chacun un correspondant personnel dans l'autre classe. Notons au passage que, pour la première fois, ce n'est pas une réprimande d'adulte qui fait promettre à l'enfant de mieux écrire, mais le souci d'être compris des amis lointains qui le liront.

Par le biais des imprimés, les écoles se répondent. Le 22 mars, Pierre (de Trégunc) explique : Pourquoi j'arrive en retard à l'école. Chaque matin je travaille à la ferme avant de venir à l'école. Ce matin j'ai donné de la paille à quinze vaches, puis j'ai broyé de l'ajonc pour mes deux chevaux et mes vaches. Ce matin mon cheval Boul m'a retardé. Je ne sais pas ce qu'il avait, il boudait, il ne tirait pas bien. Quand j'ai mangé il était huit heures. Son ami Corentin lui fait écho : Je me lève à six heures. Aussitôt levé je vais tirer de la paille pour mes seize vaches. Quand elles ont mangé leur paille et leurs betteraves, je leur donne du foin. Puis c'est le tour de mon lapin, je lui donne des choux. Pour finir je vais voir mes pièges à taupes.

Les enfants de Bar répondent : Ce que nous faisons avant de venir à l'école. Joseph se lève parfois à 6 heures et demie pour allumer le feu; Jeannot se lève à 6 heures pour faire des commissions et garder ses soeurs. Bientôt nous cueillerons la fleur d'oranger, il faudra sauter dès que le coq chante. Jeannot : Maintenant, je commence à mesurer des olives pour aider mon père afin qu'il vienne plus vite souper le soir . Alexandre : Hier, je suis allé avec mon père charrier du bois à la charbonnière.

De même, à travers l'échange, les enfants prennent conscience de la relativité des habitudes. Ceux de Bar écrivent : Quand il pleut, les escargots sortent. Nous partons avec un panier ou un petit seau pour en ramasser. Nous les faisons jeûner quelque temps dans une marmite recouverte. Notre maman les lave avec de l'eau salée et vinaigrée. Puis elle les fait cuire avec une sauce d'ail et de persil ou bien nous les mangeons avec de l'aïoli. Nous les aimons bien aussi cuits à la braise. Ceux de Trégunc réagissent aussitôt : Vous dîtes que vous mangez des escargots. Trois ou quatre élèves seulement en ont goûté. Nous faisons des grimaces en lisant votre lecture :" arc'h! arc'h! peste! disons-nous avec des airs dégoûtés. Nous n'aimons pas les escargots, ils sont sales, ils bavent. Si on nous avait habitués à manger des escargots, nous les aimerions peut-être. Qu'est-ce que l'aïoli? Cela n'empêche pas ces enfants de manger des mollusques marins et de ramasser eux aussi les escargots, pour les revendre cinq sous la livre.

Les petits Provençaux découvrent que la récolte du goémon, vue sur le film Pathé-Baby qu'a projeté leur maître, est pratiquée réellement par leurs correspondants, que la tempête n'est pas seulement spectaculaire par ses grandes vagues mais qu'elle provoque parfois des naufrages ou endommage les bateaux de pêcheurs, même à l'intérieur du port. Un texte dramatique de Trégunc raconte que les vagues ont rejeté sur le rivage les corps de deux marins pêcheurs et que, folle de douleur, la veuve d'un des noyés voulait se jeter à la mer. Certains anciens de la classe font le dur apprentissage de la pêche : Albert est rentré. Il a fait son premier voyage. Il a été malade pendant six jours. La mer était houleuse. Le jeune mousse avait peur, il ne veut plus faire la pêche au thon. Nous avons entendu dire qu'il va changer de métier et qu'il sera vacher. Petit mousse, tu n'auras pas le mal de mer à garder les vaches.

On comprend avec quelle passion les enfants décrivent désormais leur milieu pour le montrer aux correspondants, avec quelle attention ils cherchent à comprendre ces amis, à la fois si proches et si différents d'eux. Toute la philosophie des échanges est là, mélange d'affectivité et de désir de découvrir. Progressivement, le simple échange d'imprimés est devenu la correspondance interscolaire.