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Le projet d'une école nouvelle

 

Le projet d'une école nouvelle

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

  A la recherche d'une chronologie exacte

Selon NPP (p. 220) : Au cours de cette année 33-34, nous cherchions inlassablement un local convenable pour installer notre école nouvelle. Quand nous nous promenions le dimanche, nous disions parfois avec une sorte d'espoir : - Tiens! voilà ce qui serait bien pour l'école (...) C'est à Vence sur un coteau solitaire que nous découvrîmes l'objet de nos bien modestes rêves : une maisonnette grossièrement construite à la chaux et entourée de fourrés et de bois. Partout l'espace libre de la vaste nature, et, tout près, des voisins espagnols, las de l'usine, revenus en pleine brousse s'atteler au défonçage des terres incultes, à la plantation de la vigne et des arbres fruitiers. Ma mère, mes frères, réunirent leurs économies pour acheter le terrain et la maison.

Un détail m'a toujours troublé dans cette chronologie. En mai 1933, avait été annoncée la sortie du livre de Ferrière, Cultiver l'énergie, publié à St-Paul par les éditions de l'Imprimerie à l'Ecole. Or, pour illustrer le chapitre consacré à la santé des enfants, une photo hors-texte de la p. 96 ne peut que frapper ceux qui connaissent bien l'école Freinet. Sur le bord d'un bassin, trois enfants dont une fillette blonde qui ressemble beaucoup à Baloulette, la fille de Freinet ; à l'arrière plan, on reconnaît la colline du Pioulier et, au loin, la silhouette caractéristique du Baou de St-Jeannet. Aucun doute n'est possible, cette photo a été prise sur le terrain de l'actuelle école Freinet. Elle servira d'ailleurs en 1935 dans le prospectus annonçant l'ouverture de l'école.

Pour établir une chronologie certaine, seule peut trancher la consultation du cadastre et de la conservation des hypothèques qui précisent la date de l'achat :

" Acte sous seings privés, fait à Vence, quartier du Pioulier, le premier Mars mil neuf cent trente trois, enregistré à Vence le onze Mars mil neuf cent trente trois, folio 187 N°1506, aux termes duquel Monsieur Torregrosa Antonio CANDELA * et Madame GANDIA Torres Nieves, son épouse, ont vendu à Monsieur Célestin FREINET, -1) une parcelle de terre inculte sise à Vence, au quartier du Pioulier, portée au cadastre section E n° 500,  -2) une parcelle de terre complantée en bois, sise même territoire et quartier, et paraissant cadastrée section E n° 908,  moyennant le prix total de QUATRE MILLE FRANCS payé comptant."

* Cet Espagnol, né à Aspe-Alicante le 9-8-1888, devait décéder peu de temps après être rentré dans son pays, le 15-8-1933.

La vente est enregistrée par la suite aux Hypothèques de Grasse le 24 novembre 1934, sous le couvert de Me Brun, notaire à Bar-sur-Loup.

Les premières parcelles du terrain du Pioulier (qui furent complétées par des achats ultérieurs) étaient donc achetées huit semaines avant les incidents du 24 avril 33 qui provoquèrent le départ de Freinet. Rien ne prouve que ce dernier avait déjà décidé d'y fonder une école, mais l'état de fortune du couple écarte l'hypothèse d'un placement ou d'un projet de résidence secondaire. Nous savons maintenant que la mère dÕElise avait précédemment loué la maison du Pioulier pour sÕinstaller dans le Midi avec sa fille cadette malade.

Un fait semble certain : devant la violence des attaques de l'extrême-droite, Freinet savait sa situation à St-Paul gravement compromise et il se ménageait ainsi une porte de sortie, ne serait-ce que pour installer le siège de sa coopérative. Ce qu'il ignorait probablement, c'est que la police était très bien renseignée, sans doute par des indicateurs, sur toutes ses allées et venues. Un rapport confidentiel fait état de ses contacts au Pioulier "avec un Espagnol anarchiste, végétarien et nudiste ".

 

Un projet qui surprend bien des militants

Avant même la mise en application du déplacement d'office, Freinet a préparé son plan qu'il expose (EP 10, juillet 33, p.518) sous le titre : Une école nouvelle à Saint-Paul.

Après la reculade totale et définitive des pouvoirs publics et du Ministre, les buts de la réaction sont atteints : Freinet, chassé de Saint-Paul, trouvera partout, où qu'il aille, des ennemis décidés à protester contre ses innovations. Nous savons très bien que, dans des centaines d'écoles, les idées de Freinet sont maintenant connues et appliquées. Il ne s'agit pas là d'une pédagogie fixée et codifiée, mais bien plutôt d'un courant qui doit se continuer en s'amplifiant, en se précisant.

Un tel courant a besoin d'animateurs et de réalisateurs. Freinet ne peut s'éloigner de l'école. Si les écoles publiques lui sont pratiquement fermées, il nous appartient de permettre à son activité pédagogique de s'exercer tout de même, de la façon la plus utile à l'école et aux éducateurs. C'est dans ce but que la Coopérative de l'Enseignement Laïc a décidé l'ouverture d'une école nouvelle dans laquelle seraient mis en pratique les principes, les théories, les techniques du groupe dont Freinet est l'animateur.

Il faut noter que l'assemblée générale de la coopérative ne pouvait avoir déjà décidé puisqu'elle devait se tenir peu de temps après, le 2 aoét à Reims. On devine que cette initiative n'a pas fait d'emblée l'unanimité des militants puisque Freinet écrit dans le n° suivant (EP 1, oct. 33, p.6) : La nécessité où nous avions été de donner en juillet une h‰tive information concernant la création prochaine de cette école, ne nous avait pas permis de nous expliquer avec une suffisante clarté. Il en était résulté divers malentendus qui se sont fait jour - et ont été aplanis -  à notre congrès de Reims.

Certes, les arguments qu'il donne ne manquent pas de poids : tout sera fait pour l'empêcher de continuer son action dans les écoles publiques de son département. Il pense aussi à l'avenir de la coopérative, actuellement en expansion, pour laquelle la proximité d'une gare est très importante. Mais sans doute a-t-il brélé les étapes en annonçant dès juillet les détails de son projet d'école que voici :

Cette école nouvelle :

- Sera un internat à la campagne, dans un milieu non luxueux mais propre et sain.

- On y surveillera tout spécialement la nourriture et la santé des enfants. La vie en sera réglée selon les principes naturistes : eau, soleil, exercice, air pur, régime végéto-fruitarien *.

-  Ces enfants en bonne santé seront libres de se passionner pour les occupations qui répondent à leurs besoins vitaux. Habitués à s'exprimer, à créer, à réaliser, nous voudrions qu'ils deviennent, dans leur milieu, des personnalités puissantes et originales et nous nous y emploierons.

- Cette école sera, dans toute la mesure du possible, une école du travail, en liaison avec toute la vie ambiante. Les expériences qui y seront faites pourront ensuite être répétées avec profit dans les écoles publiques de notre groupe.

- Nous voudrions que cette école soit justement le laboratoire dans lequel se prépareront et se préciseront - avec le concours et sous le contrôle de tous nos adhérents - les réalisations nouvelles de l'école publique.

- Cette école sera mixte, pour enfants de 4 à 14 ans.

- Située dans un climat idéal, ensoleillée toute l'année, cette école sera un séjour profitable à tous points de vue. Elle ne sera cependant ni un préventorium ni une maison de cure. En conséquence ne seront acceptés que les enfants non atteints de maladies contagieuses.

Pour tous renseignements, s'adresser à Freinet, St-Paul (A.M.) .

Suit un appel de fonds signé par la coopérative et invitant à faire les envois au C.C.P. de Freinet (E.P. n° 10, juillet 33).

* Depuis l'édition du livre de Ferrière : Cultiver l'énergie, se référant à l'action de l'Institut de régénération, établissement naturiste dirigé à Nice par Basile Vrocho, le couple Freinet semble acquis aux principes d'hygiène naturiste qui donneront lieu à une série d'articles de Vrocho, puis d'Elise dans L'Educateur Prolétarien.

Ce texte prouve que le projet avait été méri et n'avait pas jailli le jour de la notification du déplacement d'office. Les militants, encore dans l'élan de la mobilisation, ne se placent pas instantanément dans la perspective de l'après-Saint-Paul et Freinet qui a toujours trois longueurs d'avance, doit argumenter sur plusieurs plans :

- Il ne cherche pas à quitter l'enseignement public, mais il faut bien constater qu'on ne le laissera pas y poursuivre son action.

- Il ne serait pas forcément le directeur ni le professeur de la future école.

- Cette école ne serait pas destinée aux enfants riches mais se voudrait une école ouvrière et paysanne, continuant de façon plus libre les expériences menées jusqu'alors. Ç Nous accepterons tous les enfants dont les parents, connaissant nos buts, approuvent nos efforts. Nous ne renierons rien de nos principes pédagogiques, mais nous disons d'avance que nous entendons rester en plein coeur du mouvement pédagogique, que notre école nouvelle sera  une école nouvelle prolétarienne ou elle ne sera pas. È (EP 1, oct. 33)

Que les malentendus aient été dissipés ou non par les discussions du congrès de Reims et leurs échos dans la revue d'octobre, on doit constater que Freinet ne reparle plus du projet d'école pendant 18 mois.

Dans le n° suivant (EP 2,nov. 33, p. 63), il évoque sa situation administrative. Il rappelle à nouveau les raisons qui l'empêchaient d'accepter le poste qu'on lui imposait à Bar-sur-Loup et ajoute : "Malgré mes diverses réclamations, l'administration n'a jamais voulu tenir compte du fait que j'étais gravement mutilé. J'ai donc invoqué la loi et je me suis fait mettre en congé de longue durée comme étant dans l'impossibilité, du fait de ma blessure, d'exercer dans le poste qui m'a été désigné... Je suis en congé payé pour six mois ; j'habite un logement privé à St-Paul où on peut donc continuer à m'écrire ou à me voir." Le caractère indiscutable de sa blessure de guerre contraint l'administration à accorder ce congé, tout en se doutant qu'il sera largement employé à des activités militantes.