Voyage en URSS

Voyage en URSS Claude Beaunis lun 27/02/2017 - 15:20

 

Voyage en URSS

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

Comme ce voyage s'inscrit dans la logique des précédents (Hambourg, Montreux), je l'inclus dans ce chapitre, mais la rigueur chronologique m'obligera à revenir en arrière au chapitre suivant.

En 1925, le syndicat pan-russe des Travailleurs de l'Enseignement lance une invitation aux instituteurs d'Europe occidentale. Une cinquantaine d'entre eux seront pris en charge pendant leur séjour par les syndicalistes soviétiques. Par contre, les frais de passeport et de voyage jusqu'à la frontière (2000 F de l'époque) seront à la charge des invités. Le Syndicat National des Instituteurs (réformiste) n'en a pas informé ses syndiqués, mais la Fédération de l'Enseignement a fait paraître plusieurs articles à ce sujet dans L'Ecole Emancipée. Freinet se porte candidat au voyage.

Dans la délégation, se trouvent quatre Allemands, un Luxembourgeois, un Belge, tous socio-démocrates, une Italienne communiste, cinq Français, dont un seul communiste (Boyer) et les autres sans parti (Blutte, Wullens, Françon et Freinet).

Nous connaissons ce voyage d'après deux textes publiés en 1927 par la revue de Wullens Les Humbles : l'un est de Wullens lui-même, intitulé Paris-Moscou-Tiflis (P.M.T., 232 p.), l'autre de Freinet : Un mois avec les enfants russes (M.E.R., 57 p.). Certains lecteurs des deux textes m'ont dit avoir été déçus par la brochure de Freinet face au livre de Wullens. C'est, à mon avis, oublier qu'ils n'ont ni la même ampleur, ni, surtout, le même but.

* Les lecteurs pourront lire l'analyse que donne Michel Launay du livre de Wullens dans Actualité de la pédagogie Freinet (Presses Universitaires de Bordeaux, 1989), pp. 53 à 62.

Pour Wullens, le propos est clair : malgré ses réticences, il est allé voir sur place et a été convaincu des transformations positives opérées par la révolution soviétique. Il en fait la démonstration, sans cacher quelques critiques légères mais en montrant leur faible poids par rapport à l'ensemble. Au total, le témoignage "globalement positif" d'un militant politique, salué comme tel par la presse communiste de l'époque.

Pour Freinet, l'objectif est différent : Des relations de voyage à l'usage des éducateurs ont paru dans divers journaux pédagogiques. J'ai pensé que nos grands élèves, ceux qui commencent à s'intéresser à l'organisation sociale -- à l'école ou dans la vie -- ne devaient pas être oubliés. Je leur dédie aujourd'hui ce modeste compte rendu .

Je ne retiens de Wullens qu'un passage montrant la volonté de Freinet de ne pas se contenter des visites organisées : Van de Moortel, fouinard et indiscipliné, ayant cru discerner une école dans le bâtiment voisin, a traversé la haie de clôture suivi par Freinet. Un quart d'heure d'attente, les camarades russes s'impatientent, craignent d'arriver en retard, prétendant que nous aurons le temps de voir des écoles, que cela n'est pas prévu au programme d'aujourd'hui, qu'il est l'heure de rentrer, etc. Van de Moortel et Freinet finissent par arriver, radieux. Ils sont entrés dans une grande salle de jeux où il y avait un piano. Van de Moortel a joué "l'Internationale" et de toutes les chambres, de tous les coins du jardin sont accourus des petits bonshommes à la face camuse, au teint bronzé : jeunes Tartares, orphelins, ayant failli mourir de faim lors de l'inondation de la Volga. Accueil enthousiaste des gamins aux grands camarades d'Occident. Cordialité des maîtres se désolant qu'on les surprenne dans une école en vacances, exhibant à la hâte journaux muraux, cahiers, diagrammes, travaux des élèves, etc., toutes choses que nous allions retrouver dans les écoles, les jours suivants, mais qui là, dans cette école, non préparée, où nul ne nous attendait, existaient pareillement. Le cortège se remet en route, salué par les acclamations de tous les hôtes de la maison. Un épisode semblable se déroule, à l'occasion d'une panne de voiture, avec la visite inopinée mais très chaleureuse d'un internat pour fillettes "arriérées".

Wullens et Freinet ont tous deux été subjugués par l'immense défilé de la journée internationale des Jeunesses Communistes, le 6 septembre à Léningrad. Après avoir dit qu'ils s'étaient arrangés pour arriver vers la fin, mésestimant le retard de la manifestation, Wullens reconnaît : Ma foi, il nous enthousiasma plus que nous ne l'avions cru : ces milliers de jeunes gens et de jeunes filles, fraternellement unis, avec leurs drapeaux rouges et leurs pancartes aux inscriptions vibrantes, voilà l'avenir de la révolution ! Ces jeunes générations qui montent et remplacent peu à peu les adorateurs d'icônes et les serviteurs du tsar, voilà qui peut donner confiance (PMT, p. 71). Cet enthousiasme ne l'empêchera pas de trouver rapidement qu'il s'agit là en fait de nouvelles icônes et d'un nouveau tsar. Son antistalinisme le poussera même à déclarer dans Les Humbles en 1938, après les accords de Munich, qu'Hitler est beaucoup moins dangereux que Staline et le fera verser plus tard dans la presse de la Collaboration.

Freinet, familier du carnaval de Nice, apprécie de découvrir qu'un défilé de chars peut avoir un contenu social et éducatif (MER, p. 21). Il reste éberlué devant le déferlement de cette foule (120 000 jeunes, affirment les guides).

Nos deux témoins s'intéressent au journal mural, affichage de propagande interne, utilisé aussi bien dans les usines que dans les écoles. Wullens s'acharne à en ramener en France des exemplaires (PMT, p. 81). Freinet de son côté (MER, p. 15), découvrant l'importance de la communication par affichage, lui donnera un autre contenu : d'abord exposition de documents, préparés par les élèves ou envoyés par leurs correspondants, et, plus tard, il appellera "Journal mural" l'expression publique par écrit des souhaits, critiques ou félicitations des enfants.

L'essentiel de sa brochure est consacré à l'éducation des enfants soviétiques. En plaisantant légèrement, on pourrait dire que Freinet admire surtout en URSS l'application des pédagogies anglo-saxonnes modernes. J'exagère à peine car il utilise des termes n'ayant rien de russe : les clubs (p. 29), le self-government (p. 23), le Dalton-Plan, méthode américaine de travail individualisé (p. 32). En fait, il confirme ses propos de Clarté : seule la révolution sociale donne sa véritable portée à l'éducation nouvelle, contradictoire avec l'injustice et l'exploitation de l'homme qui fondent le système capitaliste. Même point de vue dans son article de L'Ecole Emancipée (n° 7 du 8 novembre 25), Mes impressions de pédagogue en Russie soviétique qu'il conclut ainsi : Ce qui doit pourtant réconforter les chercheurs d'Occident, c'est de constater que les Russes ont recommencé nos expérience sur une vaste échelle. L'identité des résultats nous prouve que la pédagogie d'avant-garde occidentale est dans la bonne voie et elle nous encourage à continuer nos efforts pour préparer, en régime capitaliste, l'avènement de l'école du peuple.

Alors que certains l'accuseront plus tard de prétendre changer la société par la pédagogie, Freinet considère, au contraire, qu'il n'existe qu'une seule éducation fonctionnelle, conforme aux besoins des enfants et de la vie sociale. C'est seulement par l'éducation de la liberté (ni par l'endoctrinement - quel qu'il soit - , ni par le laisser-faire) que l'on forme des êtres libres, capables de décider de leur destin collectif et personnel. Dans les régimes d'injustice sociale, une telle éducation n'est tolérée que pour une minorité de privilégiés, dont elle renforcera l'emprise sur les masses n'en ayant pas bénéficié. Il faut donc démocratiser cette éducation en la généralisant, mais on ne peut faire l'économie de la révolution sociale qui seule lui donnera une perspective.

Pour l'heure, Freinet assiste en URSS à un vaste brassage de pratiques éducatives qu'il approuve. Cela contribue sans doute à son adhésion au Parti Communiste dont je ne peux fixer la date précise en 1925-26. On observera bientôt un gel de toutes les expériences admirées et la mise en place d'une pédagogie encore plus dogmatique et contraignante que celle que Freinet condamne en France. Il ne remettra pas pour autant en question son choix politique, car il considère l'abolition du capitalisme comme déterminante, mais il ne cessera de répéter qu'il rejette tout endoctrinement parce que c'est la manière la plus bête et la plus inefficace de former des hommes.

Curieusement, ni Wullens, ni Freinet ne citent le nom de Pistrak dont ils doivent avoir visité l'école expérimentale du Narkompross à Moscou, si l'on en croit Van de Moortel dans sa courte préface de la première traduction française du livre de ce pédagogue de pointe de l'école soviétique d'alors : Les problèmes fondamentaux de l'école du travail (réédité en 1973 chez Desclée De Brouwer). Freinet semble pourtant influencé par cette expérience lorsqu'il construit sa propre pédagogie.