Des articles dans Clarté

Des articles dans Clarté Claude Beaunis lun 27/02/2017 - 15:16

 

Des articles dans Clarté

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

Henri Barbusse qui dirige cette revue proche du parti communiste, en ouvre les colonnes à Freinet. Ce dernier y publie neuf articles, échelonnés de janvier 1923 à juin 1925.

Le premier article (n° 29, du 15 janvier 1923), inspiré par son récent voyage en Allemagne, traite des instituteurs allemands. Il y insiste sur l'école unique qui réunit obligatoirement tous les enfants de 6 à 10 ans. Deux éléments importants : le conseil des maîtres, doté de réels pouvoirs, et le conseil des parents qui s'occupe des questions matérielles et pédagogiques mais, par manque de confiance en eux, les parents ne sont pas encore à la hauteur de leur tâche. Freinet cite en exemple l'Etat de Hambourg qui s'est donné pour but l'instruction de milliers d'ouvriers.

Le second (n° 35, du 5 mai 23) évoque la morale laïque. Après des considérations générales sur la morale cléricale et le dogme laïc nationaliste qui déboucha sur la guerre, il conclut en se référant à John Dewey : Il faut, si nous voulons que l'école contribue à la moralité, que nous en fassions une "institution réelle et vivante", car "la seule manière de se préparer à une tâche sociale est d'être engagé dans la vie sociale".

Le troisième (n° 42, du 1er septembre 23) est consacré à Pestalozzi, éducateur du peuple. Freinet y insiste particulièrement sur le caractère populaire de l'action du grand éducateur suisse.

Les articles suivants portent le titre commun : Vers l'école du prolétariat. Le quatrième (n° 47, du 15 nov. 23), donne un long compte rendu du congrès de la Ligue Internationale pour l'Education Nouvelle à Montreux. après avoir opposé cette "internationale" très bourgeoise à L'Internationale de l'Enseignement (prolongement de la syndicale et révolutionnaire Fédération de l'Enseignement dont il est adhérent).

Congrès honnête, académique, où l'on écoute sans passion, où l'on discute à peine. Beaucoup de directeurs (d'écoles privées dont les frais d'écolage interdisent l'accès aux enfants des familles non privilégiées). Les instituteurs sont totalement absents. Les pays pauvres, désavantagés par le change, sont à peine représentés, les Russes jugés trop compromettants. M. Ferrière se fait timide toutes les fois qu'il traite des relations entre l'école et la société. (...) Un certain M. Wilson découvre toute la misère capitaliste pour conclure : "Ne crions pas contre le capitalisme. Faisons en sorte que la machine serve vraiment au bonheur humain".

Freinet rencontre le Dr Decroly, le grand pédagogue belge, Cousinet, inspecteur français qui a introduit le travail par groupes, le professeur genevois Baudouin, spécialiste de la psychanalyse, Coué, le créateur de la fameuse méthode d'autosuggestion, et aussi le professeur Cizek, de Vienne, qui montre avec des projections ce qu'on peut obtenir, en fait d'art et par la liberté des enfants du peuple.

Il est attentif aux expériences de Paul Geheeb dans son école de l'Odenwald (Allemagne) : Une libre communauté qui est surtout remarquable par la réalisation d'un milieu social dont la perfection, au milieu de la société capitaliste, n'est guère explicable que par l'isolement. On y pratique les bains d'air, corps nu (éducation sexuelle naturelle), le libre travail aux champs et à l'école, et un enseignement en rapport avec ce nouveau mode de vie. Mais il juge abusif le nombre d'éducateurs (15 pour une quarantaine d'enfants). Aurait-on même un gouvernement prolétarien tout dévoué à l'enfance, il serait impossible de recruter consciencieusement un nombre suffisant de maîtres. (...)Il nous faut donc trouver une autre technique de l'enseignement en commun. (...) Que sera cette technique? Au point de vue discipline, c'est la libre communauté scolaire qui libère l'enfant de l'adulte. (...) L'enfant peut beaucoup apprendre de lui-même; il suffit de lui en donner l'occasion. Il faut cependant que l'adulte intervienne au moment voulu pour hâter le développement des enfants ou pour prévenir leurs erreurs. (...) L'enseignement ainsi compris devient une oeuvre infiniment délicate, qui demande beaucoup de tact et une connaissance approfondie de l'enfant. Nous aurons moins d'éducateurs (que les écoles nouvelles citées) mais les éducateurs devront être préparés minutieusement à leur métier.

La conclusion exclut cependant tout sectarisme : La Ligue sera incapable d'obtenir la mise en pratique de principes dont elle aura prôné la valeur. L'oeuvre de réalisation, c'est à nous de l'entreprendre, grâce à notre vivante Internationale. Mais nous aurons souvent à demander conseil à cette Ligue pour l'Education Nouvelle et nous trouverons, dans les livres et revues qui publient les travaux de ses membres, quelques-uns des matériaux pour l'Ecole du Prolétariat. Freinet est déjà tout entier dans cette phrase : prendre son bien partout où il se trouve afin de l'utiliser, souvent d'une façon différente, dans une autre stratégie.

Le cinquième article (n° 49, du 15 décembre 23) est consacré à la discipline nouvelle, à la libre communauté scolaire et aux écoles de la révolution. Freinet observe la volonté des créateurs d'écoles nouvelles bourgeoises de les installer en pleine nature : Pour nous, ce choix nous paraît être une condamnation du système capitaliste. Il confond un peu régime capitaliste et système industriel, mais la critique est judicieuse : si un tel milieu est incompatible avec la formation des enfants privilégiés, pourquoi y laisse-t-on s'étioler les autres? Des écoles d'esprit analogue - telles que les écoles communautaires de Hambourg ou les écoles nouvelles de Russie - ont pu vivre et prospérer dans un milieu social régénéré par la Révolution. Est-ce à dire que les écoles futures doivent rechercher la vie fiévreuse des usines plutôt que le calme des champs, des montagnes? Les écoles seront de préférence dans des endroits paisibles, mais vivants (forêts et jardins). (...) La Révolution s'efforcera de placer l'enfant dans un milieu non pas luxueux mais beau et harmonieux.

Quant à l'éducation : Au monde nouveau devra correspondre une nouvelle activité et on ne comprendrait pas que, dans une société où le libre travail sera roi, l'école s'en tint encore aux pratiques désuètes d'autoritarisme et de servilité. L'école nouvelle sera nécessairement l'école de la liberté, (...) milieu basé sur la liberté sociale et non sur la liberté intégrale chère aux anarchistes.

Parlant de l'expérience de Hambourg : Ces enfants, livrés à eux-mêmes durant les journées de crise révolutionnaires, ne furent pas toujours capables de sortir seuls de l'anarchie. Mais, là surtout où quelque adulte intelligent put les y aider, les bandes d'enfants s'organisèrent spontanément et s'installèrent dans des châteaux et des villas où ils s'instruisirent en commun. Il est cependant probable que, dans bien des cas, ces bandes n'auront pu franchir le stade intermédiaire qui est le règne des meneurs. On observe là déjà sa méfiance à l'égard de l'utopie non directive. Pour lui, la liberté fait partie des apprentissages sociaux. Il conclut que la libre communauté scolaire sera la forme révolutionnaire de l'école du prolétariat.

L'article suivant (n° 60, du 1er juin 24), intitulé La dernière étape de l'école capitaliste dénonce l'accumulation des connaissances au détriment de l'équilibre personnel et de l'harmonie sociale.

Le septième article (n° 62, du 1er juillet 24) est consacré à l'école du travail. Faisant la critique de la conception petite-bourgeoise et réformiste de l'Ecole du travail allemande, il témoigne d'une réelle connaissance de Kerchensteiner, Gauding et Blonsky mais ne semble pas encore connaître les idées du soviétique Pistrak. Freinet préconise d'abord pour les enfants les travaux au sein de la nature (cultures, élevages, construction d'abris primitifs, ébauches d'industrie) car ils sont une création constante qui développe l'intelligence et la raison, tout en familiarisant avec les premières pratiques scolaires : lire, écrire, compter, mesurer, peser, etc. (programme très proche de Decroly). Mais il va plus loin : A mesure qu'ils acquerront le sens de l'entraide et de la sociabilité, les élèves accéderont à un nouveau stade de l'éducation, celui de la différenciation lente des métiers. (...) La dernière étape sera la division actuelle du travail, caractérisée par le machinisme. Mais un tel enseignement ne devra pas être prématuré. Une des suggestions de Freinet nous fait songer aux futurs tenants de la Révolution culturelle chinoise : L'école doit rester l'école du travail. Non pas exclusivement car nous serons parfois en présence de chercheurs passionnés pour les spéculations intellectuelles pures. Mais du moins l'école devra garder cet autre correctif : être une branche de la production. Que l'étudiant se livre aux fantaisies intellectuelles qui lui plairont, mais pas avant de s'être acquitté de ses premiers devoirs sociaux, c'est-à-dire d'avoir contribué par son travail à créer la richesse sociale.

On le voit, avant même d'avoir transformé sa propre classe, Freinet a déjà défini les grands axes d'une autre pédagogie. Les deux articles suivants se reliant à ses nouvelles initiatives pédagogiques, nous en parlerons plus loin.