Retours ultérieurs au village

Retours ultérieurs au village Claude Beaunis lun 27/02/2017 - 15:03

Retours ultérieurs au village

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

 

Nous retrouverons désormais Freinet dans d'autres contextes. Quels liens gardera-t-il avec le milieu natal qui l'a si fortement marqué ? Il faut se rappeler que depuis 1909 il n'a plus fait à Gars que des séjours de vacances.

Elise Freinet écrit qu'à son retour d'U.R.S.S., l'été 1925, il remonte dans son village pour voir où en est l'installation électrique mise en chantier depuis quelques mois. Il a créé là-haut un syndicat communal et maçons, ouvriers électriciens, paysans, apportent leur part de besogne; la source qui dévale vers le moulin a été captée; la petite usine électrique a vu le jour; et bientôt le courant apportera la lumière dans chaque foyer... Cette entente solide des travailleurs pour une oeuvre commune le réconforte. (NPP, p. 47)

Dans Les Dits de Mathieu, Freinet ajoute un écho supplémentaire : Mathieu (le berger qui lui sert de porte-parole), un jour, (...) fonda un syndicat, fit étudier un projet, verser les fonds. Il eut contre lui, cela va sans dire, les autorités, l'administration et la préfecture. Et les "novateurs" de tous poils, et les tireurs de plans se firent un jeu de gêner par leur scepticisme la téméraire entreprise de celui qui prétendait faire passer dans la réalité les rêves des discutailleurs.

Et un soir, le courant illumina le village!... La lumière fut!... Autour des lampes égrenées le long des rues, la jeunesse du village dansa pour fêter le miracle enfin réalisé. La lumière était devenue une chose publique, évidente et définitive. Alors, les "novateurs", les tireurs de plans et les discutailleurs en vantèrent les bienfaits. Habiles en l'art d'exploiter le travail des autres, ils formèrent un comité, informèrent les journaux et, à l'inauguration officielle, on invita ceux-là même qui s'étaient opposés au projet audacieux, préfet en tête.

Mais on oublia Mathieu, qui prit sa bêche et s'en alla dans les champs soigner sa récolte à venir. Il avait d'ailleurs eu sa récompense, puisqu'il avait fait jaillir la lumière! (DdM. p. 165 ou T. 2, p. 200). Ce texte trouve un prolongement (DdM. p. 168) dans La vengeance des "réalistes".

Au-delà de la parabole, ne peut-on percevoir aussi un écho de l'amertume de Freinet qui, se présentant en 1936 comme candidat du Parti Communiste au conseil général dans son canton d'origine, fut déçu de la réaction de ses compatriotes ? Dans ces lieux isolés, on devient vite un "estranger" ou la victime des rivalités de clans.

Relisons enfin le texte qu'il consacre, en octobre 52, à un retour à son village après 13 ans d'absence, probablement depuis le décès de son père. Le titre insiste sur le caractère indélébile des expériences profondément vécues :

Ecrit sur parchemin

J'ai revu, après treize ans d'absence, le petit village de Provence, aujourd'hui à moitié désert, où s'est passée mon enfance. Je n'ai pas eu besoin, pour m'y retrouver intimement, ni de sortir mon calepin comme lorsque je suis en commission en ville, ni d'emporter des manuels précis sur les observations que l'école aurait pu, autrefois, m'imposer.

La reconnaissance, la renaissance en moi des souvenirs est moins une question de mémoire que d'atmosphère, de sentiment, d'affectivité et de vie. Quand je revois les vieilles maisons blotties au pied du rocher, lorsque je perçois - tous sens mêlés - le murmure éternel de la source tombant en cascade parmi les ronces, le bruit du moulin où l'eau tourne aujourd'hui à vide parmi les décombres ; quand viennent vers moi des hommes et des femmes que treize ans d'événements ont marqués et vieillis, mes souvenirs réapparaissent - tous sens mêlés - avec une fidélité totale, comme si défilait devant ma pensée un film magique du passé ressuscité. Rien n'est oublié : ni cette rainure dans la pierre du parapet, ni la hauteur des marches devant la porte de ma demeure, ni cet anneau dans le mur où nous accrochions symboliquement nos prisonniers, ni les gestes rituels de la fournière tirant les fougasses chaudes dont nous détachions goulûment les premiers bras.

Les psychologues vous diront que la mémoire a besoin, pour se meubler, d'éléments durables, d'observations précises et méthodiques. Je n'en ai point été privé dès l'école. Le procédé ne m'a pas réussi. La trace s'est estompée jusqu'à devenir insaisissable comme ces écrits modernes dont l'encre pâlit puis s'efface, alors que la vie a tout scellé en ma mémoire avec une précision et une indélébilité de parchemin. (DdM. p. 87 ou T2, p. 154)