Dans le collimateur de l'extrême-droite

Dans le collimateur de l'extrême-droite Claude Beaunis dim 07/05/2017 - 12:30

 

Dans le collimateur de l'extrême-droite

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

Les faits évoqués précédemment limiteraient à la querelle locale un conflit éventuel. Mais plusieurs événements ont attiré l'attention, au plan national et international, sur l'influence grandissante de Freinet et de son mouvement.

 

Le "congrès" de Saint-Paul

 

En août 32, se tient à Nice le 6e congrès de la Ligue Internationale pour l'Education Nouvelle. Freinet en profite pour inviter les congressistes à visiter à Saint-Paul une exposition des travaux de son mouvement dans le petit local de la CEL, puis à voir sa classe. D'après lui, une centaine de participants, de diverses nationalités, s'y rendent et cela ne manque pas de faire quelque bruit dans le village. Cette forme de consécration a de quoi irriter ceux qui n'aiment pas l'instituteur. Par contre, les visiteurs qui ont vu dans quelles conditions misérables sont obtenus les résultats dont il témoigne, se prendront plus facilement sa défense.

 

L'autre objectif de Freinet était d'infléchir la tendance socialement toujours trop neutre du congrès. Mais la motion qu'il dépose sur les relations entre l'éducation et le contexte social, en cette période de crise, ne sera pas mise au voix, ni même évoquée dans son discours de clôture par le président Paul Langevin, pourtant sympathisant de la gauche.

 

Le film Prix et profits

 

Curieusement, celui-ci ne figurait plus dans la mémoire du mouvement jusqu'au jour de 1985 où un spécialiste de Jacques Prévert s'enquit d'un film produit par la CEL au cours des années 30 et dans lequel aurait figuré notre poète. Seule indication : cela parlait de pommes de terre. Après recherche, je finis par découvrir un long article de Boyau, responsable du secteur Cinéma, annonçant, dans L'Educateur Prolétarien (n°1 d'octobre 32), la sortie d'un film d'Yves Allégret, financé par la CEL, sous le titre Prix et Profits . Ces éléments permirent ensuite à Henri Portier, animateur du secteur Cinéma de l'ICEM, de mieux nous informer sur les divers protagonistes, puis de retrouver le film aux archives du cinéma à Bois d'Arcy où quelques privilégiés purent le visionner.

 

Dans son article, Boyau indique que le film s'est réalisé gräce surtout à l'initiative de nos camarades Collinet et Allégret qui ont mis à notre disposition, le premier ses projets et le second ses réalisations et son travail désintéressé. Qui est Michel Collinet? Un jeune professeur agrégé de mathématiques, syndicaliste de tendance trotskyste, qui écrit dans Clarté  sous le pseudonyme de Paul Sizoff, membre du groupe surréaliste d'André Breton dont il a épousé l'ancienne femme, Simone Kahn. Aux réunions de ce groupe, il avait rencontré Yves Allégret, les frères Prévert et Marcel Duhamel. C'est lui qui a servi d'intermédiaire entre la CEL et les protagonistes du film.

 

Yves Allégret, alors ägé de 24 ans, n'est pas encore le réalisateur connu de Dédée d'Anvers  et de Manèges (tournés après la guerre avec sa femme Simone Signoret). Il a été jusqu'alors l'assistant de Cavalcanti, de Renoir et de son frère aîné Marc. Pour la première fois, il réalise seul un court métrage (550 m, 20 minutes) dont il est aussi le co-scénariste et le monteur.

 

L'histoire est simple. On suit le cheminement d'une récolte de pommes de terre, dont le paysan ne retire pas suffisamment pour payer les achats indispensables à sa famille. Le grossiste qui avait fait état de la mévente, s'empresse de doubler le prix pour revendre au mandataire des halles. Au bout de la chaîne des intermédiaires, une femme d'ouvrier achète chez l'épicier les pommes de terre du repas (le prix en a augmenté à chaque étape) et elle doit renoncer aux autres dépenses nécessaires du ménage. Une évidence jaillit : "Il faut supprimer tous ces intermédiaires parasites". Le travailleur des champs et celui de l'usine se rejoignent et leur poignée de main scelle l'union de tous ceux qui enfantent la richesse du monde.

 

Boyau précise que c'est un film de pauvres ; pas d'acteurs professionnels, pas de vedettes.  Quand on ne peut se payer des acteurs, on fait appel aux copains qui, en l'occurence, s'appellent Jacques Prévert (il joue le commis du mandataire), son frère Pierre (le commis-épicier), Marcel Duhamel, futur animateur de la Série noire  de romans policiers (l'ouvrier, dont la femme est jouée par Isabelle Kloukowski et la fillette par Lily Masson, fille du peintre surréaliste). Ajoutons que ces "amateurs" constitueront peu après le groupe Octobre qui ira jouer aux portes des usines de la région parisienne. Pour compléter ce générique peu banal, disons que l'opérateur est Eli Lotar à qui l'on doit, l'année suivante, les images de Terre sans pain (Las Hurdes)  de Luis Bunuel. Il sera, après la guerre, le réalisateur du court-métrage Aubervilliers, avec un commentaire de Prévert.

 

Du fait de son orientation politique, Prix et Profits  ne passe pas inaperçu à droite où il suscite des réactions de Lucien Rebatet (qui signe François Vineuil) dans L'Action Française  et de Clément Vautel (sous le pseudonyme de Prosper) dans L'Echo de Paris.  Le fait que la CEL soit producteur du film est pour certains une raison supplémentaire de haïr l'instituteur qui l'anime.

 

Malheureusement pour la coopérative, le film sera un échec financier, les instituteurs ayant hésité à en acheter des versions 9,5 mm pour Pathé-Baby. Il faut dire que le prix était de 720 F et n'aurait pu s'abaisser à 320 F que si l'on avait atteint 100 souscriptions. En revanche, Prix et Profits  sera projeté, dans la région parisienne, au cours des spectacles militants de la bande à Prévert qui joue également sur scène la burlesque Bataille de Fontenoy.

 

La création de L'Educateur Prolétarien

 

Comme pour le journal scolaire, Freinet a utilisé un obstacle comme tremplin. En 1932, l'administration postale refuse d'accorder désormais le tarif Périodiques au bulletin L'Imprimerie à l'Ecole , prétextant qu'il n'est qu'un catalogue commercial de la Coopérative. Cela semble aberrant, compte tenu des nombreux débats qui s'y déroulent et des informations diverses qui y sont données. Mais comment faire comprendre à des bureaucrates que des enseignants à la recherche d'une autre pédagogie ont besoin de discuter des outils qui leur sont nécessaires, de les élaborer collectivement, de les produire, puis de les diffuser ? La part strictement commerciale est relativement réduite dans le bulletin, il n'empêche que l'on parle sans cesse des éditions (revues et fichiers), des films, des postes de radio, etc.

 

Faute de pouvoir faire admettre ses raisons par les PTT, Freinet amène le CA de la CEL à créer une nouvelle revue dont il rêvait depuis quelque temps et qui sera baptisée L'Educateur Prolétarien. Pour donner le change à l'administration, c'est son beau-frère Fernand Lagier-Bruno qui est nommé gérant et qui déclare la nouvelle revue dans les Hautes-Alpes. Cela n'empêchera pas l'administration de créer des difficultés identiques, quelques mois plus tard. Mais la revue continuera malgré tout son chemin.

 

On se doute qu'avec un pareil titre, la revue attire davantage l'attention que lorsqu'elle s'appelait L'Imprimerie à l'Ecole. Pour ceux qui en auraient douté, le mouvement affirme son ancrage à l'extrême-gauche et cela suffit à justifier la hargne de ceux qui jusqu'alors l'ignoraient avec dédain.