L'affaire de Saint-Paul (1932-1933)

L'affaire de Saint-Paul (1932-1933) Claude Beaunis dim 07/05/2017 - 12:29

 

L'affaire de Saint-Paul (1932-1933)

Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps

Michel Barré

 

 Dans l'impossibilité actuelle de recourir aux dossiers administratifs qui seuls permettraient de répondre à certaines questions, mais grâce aux nombreux documents publiés dans la presse de l'époque et notamment dans L'Educateur Prolétarien, nous allons nous efforcer de retrouver tous les fils conducteurs de cette année scolaire particulièrement mouvementée.

 

L'orage qui éclate sur Freinet cette année-là n'est pas fortuit, il résulte du contraste grandissant entre des tensions locales accumulées et l'affirmation nationale et internationale, chaque jour grandissante, de la pédagogie et du militantisme du mouvement de l'Imprimerie à l'Ecole et de sa coopérative, la CEL.

 

Un terrain localement miné

 

 Il est frappant de constater que Freinet, tellement enclin au dialogue au sein de son mouvement, se montre parfois vindicatif, voire agressif, dans le cadre de son département. A tel point que ses meilleurs amis syndicalistes, pourtant peu suspects de mollesse, doivent le rappeler à plusieurs reprises à une plus juste appréciation du rapport de force.

 

L'année 30-31 a vu s'accumuler les plus sérieuses tensions. Certes, il est compréhensible qu'après deux années passées à Saint-Paul, Freinet ait alors épuisé son capital de patience et de diplomatie. Il semble vivre de plus en plus mal le constat proverbial : "Nul n'est prophète en son pays". Il réagit vivement au moindre problème local.

 

Un exemple parmi d'autres : il apprend qu'une mère à qui il reprochait la mauvaise fréquentation de son fils, est allée l'inscrire au village voisin, au cours du mois d'octobre 30. Son collègue, qu'il a interrogé par courrier, précise qu'il avait d'abord refusé l'inscription et que la mère est revenue avec une autorisation de l'inspecteur. Freinet, bien qu'ayant lui-même accepté des enfants non domiciliés à St-Paul (ce que son collègue ne manque pas de lui rappeler), estime son autorité bafouée par une telle décision. Il se renseigne, auprès du service juridique d'une revue pédagogique, sur la légalité de l'autorisation donnée par l'inspecteur, ce qui lui est confirmé.

 

 Rapports tendus avec la municipalité

 

La plupart des écoliers étant fils de métayers, généralement immigrés italiens, la municipalité bourgeoise n'est pas disposée à faire un effort financier en faveur de l'école publique. Freinet, comme c'est son rôle, multiplie les réclamations. En novembre 30, une lettre à l'adjoint donne le ton des rapports. Après avoir rappelé qu'il assure lui-même le balayage de sa classe, scie et refend le bois de chauffage, prête ses récipients pour aller chercher à la fontaine publique l'eau nécessaire à l'hygiène, il demande à la municipalité de remplir ses obligations puisque vous avez osé m'accuser de "me moquer de l'intérêt de l'école".  En juillet 31, à la veille des vacances, il intervient auprès du maire et du conseiller général pour rappeler les réparations et le blanchiment nécessaires de sa classe. Avant la rentrée, comme rien n'a été fait, il saisit son inspecteur et ajoute : "Puis-je refuser de faire classe tant que ce nettoyage essentiel ne sera pas effectué? Et cela sans risquer des ennuis administratifs? " Bien entendu, l'inspecteur refuse une telle éventualité et annonce une démarche de l'administration auprès du maire. Malgré de nombreuses interventions directes et des réclamations auprès de l'inspecteur, rien ne bouge. Le maire semble bloquer à plaisir la situation, par exemple en empêchant le fonctionnement de la Caisse des Ecoles qui permet généralement de financer partiellement les dépenses en fournitures ou en matériel scolaire.

 

 Relations explosives avec l'administration

 

Lorsqu'il s'est agi en 1930 de créer une deuxième classe de garçons, les solutions proposées par la municipalité n'ont pas satisfait l'administration qui fait pression pour l'ouverture d'un dossier de construction nouvelle. Prenant argument de la situation, l'inspecteur d'académie n'a accordé qu'une ouverture provisoire de poste.  Cette opposition conjointe au maire de Saint-Paul n'améliore pourtant pas les rapports de Freinet avec l'administration, bien au contraire.

 

Elise Freinet, sans poste depuis son refus de nomination à Vence en 28, espérait être nommée auprès de son mari. Or elle l'est à l'école de filles à 400 m de là. Puisqu'un jeune intérimaire est désigné à titre temporaire chez les garçons, elle multiplie les réclamations pour prendre sa place. L'administration accorde parfois aux ménages d'instituteurs ce type de rapprochement qui n'est pourtant pas un droit. Les conseils juridiques consultés par Freinet le confirment : à l'époque, une institutrice ne peut être nommée qu'exceptionnellement dans une école de garçons. Le couple s'entête à vouloir obtenir réparation de ce qu'il considère comme une brimade. En janvier 31, l'inspecteur d'académie renvoie une lettre d'Elise Freinet en précisant qu'il "n'examine les réclamations que si les termes en sont absolument corrects." Aux élections au conseil départemental, en février, le Syndicat de l'Enseignement Laïque (Ecole Emancipée), minoritaire, prend prétexte de cette "brimade" pour opposer symboliquement la candidature d'Elise Freinet à l'institutrice désignée par le Syndicat National. Le 22 mai, une lettre d'Elise (en fait rédigée par Freinet) est envoyée au ministre, sur le même sujet. Comme elle mettait en avant un jeune enfant (en effet, depuis le 8 aoét 29, les Freinet sont parents d'une fillette, Madeleine, dite Baloulette)  et un mari mutilé de guerre à 70%, ses amis syndicalistes conseillent de ne pas insister sur ces arguments : il est interdit de s'occuper de cet enfant pendant les heures de classe; quant au mari, en activité, il ne nécessite aucune assistance.

 

Se superpose un autre problème. Comme la municipalité de Saint-Paul doit reloger son bureau de poste, elle envisage de récupérer pour cela les logements de fonction d'institutrices, inoccupés du fait que les deux enseignantes actuelles sont logées avec leur mari. Le 20 avril 31, Freinet écrit à l'inspecteur d'académie pour s'indigner qu'on veuille toucher aux logements d'enseignants. Sans doute parce qu'il n'a pas reçu de réponse, le couple s'adresse directement au préfet qui s'étonne que la voie hiérachique n'ait pas été respectée. Ils répondent tous deux que c'est à titre de simples citoyens de la commune qu'ils avaient réagi et non en tant qu'enseignants.

 

Pour clore cette année scolaire, le 11 juillet 31, Freinet, conformément à une consigne syndicale apparemment peu appliquée, refuse de transmettre à son adjoint un rapport d'inspection non cacheté, adressé par son intermédiaire de directeur, et il en fait retour à l'inspecteur. En aoét, un responsable syndical avertit qu'il a appris par une indiscrétion que, pour ces faits, Freinet pourrait être menacé de déplacement d'office. Les amis syndicalistes qui sont loin d'être des tièdes, préfèrent calmer le jeu et éviter l'affrontement. Finalement, la menace est écartée. Mais, à n'en pas douter, il subsiste un contentieux qu'on ne tardera pas à retrouver.