timbre freinet

 

Freinet enseigne à Daluis

Pays
Département
Publication

Freinet sous des formes différentes, contrairement à ce qu'on a pu lire dernièrement, n'a jamais cessé d'écrire son histoire. On est passé à côté d'un texte étonnant qui date de juin 1919 et donc en lien direct avec son premier poste dans le village de Daluis. Il ne s'y plaisait pas a-t-on pu répéter sans vérifier, au point que sa fille elle-même situe ses premiers "papiers", griffonnés sur des pages de carnets ou des feuilles volantes, au Bar-sur-Loup, ce qui est géographiquement impossible.

Le texte qui suit décrit les gorges de la haute vallée du Var entre Daluis et Guillaumes, où il subira un orage. L'école dont il parle, située au haut de village, est celle de Daluis qu'on peut encore voir aujourd'hui, avec sa cour qui domine la vallée. Le pont évoqué est celui de "la mariée" construit pour faire passer le tramway, une ligne que ne sera ouverte que 4 ans plus tard, en 1923. [https://www.guillaumes.fr/le-tramway/]. L'école existe toujours. On y exerce en 2020 la pédagogie Freinet. La mairie a été déplacée. L'hôtel-auberge où était hébergé Freinet porte encore son enseigne, sur la route qui conduit aux gorges.

i.27-daluis_ecole_-_auberge-c.png

Dans ce texte Freinet ne fait que continuer, se présentant à la troisième personne, le journal intime qu'il avait commencé en 1916 dans ses "carnets de campagne". M. Cornet sera remplacé dans "Les simples" par Pierre Maillan. Il ne s'agit pas de romans mais bien d'autobiographie à la troisième personne.

J'ai tenté de refaire son trajet en voiture, dans les "Gorges rouges" en le faisant commenter par Freinet lui-même. Film  ► ICI

Mm


Des feuilles libres numérotées de 18 à 34, consignées aux AD06-161J0072 dans un dossier titré a postériori "Les Simples"

(Un brouillon dont j'ai respecté scrupuleusement orthographe et ratures.)

Vie à Daluis

Le soir tous ceux qui descendaient vers la route attendaient M. Cornet, alentours de l'école. Et alors, rassurés, ils ont emboîté le pas, en discutant de leur courage.

Ils sont rentrés chez eux, se promettant de bien barricader leur maison et leur grange.

o

o      o

Huit heures. Le soleil descend lentement, la montagne paraît sombre.

Il a plu cette nuit. L'herbe dans le pré a nonchalamment penché ses épis qui brillent. Les cailloux de la route montrent leur tête bleuâtre et bosselée. Sous le noyer, le sol est noir de châtons.

Au milieu du pré la roulotte semble repeinte. Le cheval, attaché à son pommeau [?] contre le mur est recouvert d'une étroite couverture - comme un bât. Et l'eau qui a lustré et plaqué son poil rude fait paraître plus pointus et plus décharnés les os des épaules et les côtes aux flancs et du dos.

Sous la voiture un peu de foin étalé en litière garde encore le les traces de ceux qui moule de ceux qui ont passé leur nuit là, à regarder le ciel triste et méchant.

Un feu fume sous la marmite calée entre deux pierres - et cette fumée obstinée sent le bois mouillé.Tout autour, accroupis à la turque, les hommes résignés, les femmes décoiffées et les enfants en loques, essayent de se réchauffer de cette dure nuit.

Le feu fume toujours... Mais le soleil se lève.

o

o     o

- Monsieur. Les bohémiens sont partis cette nuit. Ils ont emporté le chat de Robert.

o

o     o

Déjà le soleil est plus chaud. Le lilas contre le mur est meurtri et saccagé. L'eau de la fontaine tombe avec un frais clapotis. La petite cour est nue et éblouissante sous le chaud soleil de juin.

M. cornet est assis durant la récréation - dans la salle de la mairie, avec mademoiselle. Grande et maigre sous son tailleur de deuil on dirait une convalescente. Deux rides commencent à creuser dans vieillir sa figure jaunâtre et émaciée. Ils se creusent davantage quand elle sourit. Les cheveux rares, sont flasques et secs - comme empesés. C'est déjà une vieille fille.

Elle parle souvent de son "malheur". Et quand elle ne dit rien, cela se lit dans tout son être, dans ses yeux haineux et jaloux, dans ses lèvres décolorées où filtre (?) un petit sourire ironique et cruel.

Son malheur - elle a perdu son fiancé à la guerre - Ce n'est pas tant cette perte par elle-même, car cela s'oublie. Son malheur, c'est toutes ses illusions perdues, c'est après avoir entretevu un instant une vie de femme, l'éternel célibat, les premières rides barrant un visage masque désormais sans amour, la vie gâchée et nul avenir que d'attendre la mort.

Une demi-veuve. Et malgré tout elle se contente d'avoir aimé. Elle a le droit de prendre cet air sérieux de mère de famille. Une demi-veuve qui puise une consolation dans l'universalité de la douleur qui l'entoure.

Et c'est parce qu'elle a des instants de profonde tristesse, qu'elle n'aime ni les orchestres, ni la danse, ni les voyages - c'est parce qu'elle hait la guerre et tous les criminels que M. Cornet aime sa compagnie.

De grandes enveloppes avec des circulaires traînent sur la table. Les mains se croisent et se caressent... Elle plante ses ongles dans ses doigts à lui et cela l'excite... Les yeux se font plus doux... La bouche voudrait dissoudre un pli ironique... Les mains de M. Cornet se font plus hasardeuses... elle se défend.

Un enfant rentre et par la porte brusquement entrouverte arrivent tous les bruits de la récréation.

- Madeemoiselle il y a René qui nous a tout mouillé.

Et la voilà redevenue la froide institutrice et lui le courageux homme.

 

C'est aujourd'hui le certificat d'Études au canton. M. cornet n'a pas de candidats mais c'est le printemps dans la montagne et ils sont partis.

Une grosse voiture marche devant. Sa lourde charge pèse sur ses roues qui écrasent minutieusement et comme à plaisir les petites pierres de la route.

C'est le matin. Ils laissent derrière eux le paquet de maisons dont les fenêtres s'entrouvrent en claquant leurs volets. Les genêts sont accrochés aux ravins - en gardant encore qlqs fleurs rabougries - et les serpolets baignés de rosée, répandent un ennivrant parfum de sauvage. Dans un enfoncement de la route un figuier plane sur un fouillis de buissons. Les chênes nains vert clairs et les chênes verts, plus sombres, dépassent leurs têtes poudrées de poussière et semblent regarder par-dessus le parapet. La route s'enrubanne parmi cette végétation à ras du sol.

Tout à coup, sous leurs pieds cela devient rouge, les rochers sont tout rouges. La poussière est rouge. C'est la gorge.

La route passe entre des colonnes couleur de brasier. Les roches rouges - qu'on dirait si friables - moutonneuses jusqu'au bas au-dessous d'eux, au fond de la tranchée à bords abrupts, parmi un lit de galets rouges le Var entrechoque ses eaux sales. Le bruit des eaux ne leur arrive que comme une aspiration puissante de machinerie. Oh ! comme l'eau doit être heureuse de couler si seule entre ces énormes merveilles.

Tout est rouge. Et le rouge ne résonne pas comme la pierre blanche. Le son devient faible et friable comme la roche elle-même ; toute la beauté sauvage de cette gorge est aussi douce et farouche que l'amalgame de ces plantes vertes soutenant les roches rouges, de ces grapilles jaunes des genêts et de ces fleurs rouges l'écarlat. Peinture si extraordinaire qu'on la croirait artificielle.

L'autre rive est là, tout près. D'un bon pas on y passerait. Voici d'ailleurs un pont qui a fait ce pas, cramponné des pieds et des mains, là-bas et qui fait le gros dos. [sans doute "le pont de la mariée" construit vers 1916 pour le futur tramway]

Et toujours des rochers rouges sanglants surplombant la route, ou la soutenant. Nos pélerins s'engagent dans un tunnel qui résonne, répercuteur et amplifiant drôlement le son. L'autre sortie là-bas, n'est qu'un petit pertuis qui s'agrandit minutieusement à chaque pas.

Silence sauvage dans la gorge.

Derrière un enfoncement, la maison cantonière nous fait l'effet d'un oasis dans un désert. Bâtie en pierres blanches, elle est entourée de vastes treillis au feuillage doux. Parmi [?] les roches poussent des pommes de terre et des pois qui envahisssent déjà leurs rames.

o

o     o

M. Cornet s'est avancé tout seul jusqu'à un rocher en terrasse en avant de la route.

Au-dessous de lui le vide effrayant. D'abord un saut énorme profond. Il aura le temps de s'évanouir... Dans sa chute il verra le ciel et la gorge tourner et s'entremêler... et cela le tuera. IL ne sentira pas le choc en bas sur les pierres comme celle-ci, tranchantes et nues.... Puis il rebondira... Mais sa tête sera fracassée... Ce ne sera plus que son corps qui s'écrasera... Il rebondira sur les autres rochers qui le renverront encore plus bas... jusque dans la rivière qui lavera ses blessures et le déposera sans chant ni cortège dans une encognure de son lit. La nature ne s'émouvra même pas de cette chute [qui] serait comme d'un tronc pourri dégringolant.

Oh ! la jolie mort ! comme il l'attire ce vide et ces rochers durs, et cette eau chantante !

Il est là, le corps penché en arrière... Il lui suffira de laisser retomber sa tête, d'étendre ses bras... et il sera mort... !

Oh ! qu'il serait doux de mourir ainsi !

Il s'est dégagé de ce vide obsédant. Il s'arrache à cette mort et s'en va bien vite rejoindre la voiture qui compte toujours les rayons de ses roues. 3 compagnons de route qu'il avait failli ne plus revoir.

o

o     o

Enfin voilà le village... [Guillaumes - la place est photographiée dans le site de la mairie référencé en indtroduction] Une place énorme d'une singularité glaciale sur laquelle évoluent quelques voitures. À leur droit des maisons d'un vieux sale, aux toits fortement inclinés sentent le froid et contrastent avec nos villages provençaux qui ouvrent très grand leurs larges fenêtres et leurs greniers immenses.

Il y a bal l'après midi. C'est la première fois depuis sa blessure que M. Cornet assiste à un bal.

La musique se met à jouer. Elle ne joue pas mal... Il l'écoute. Mais les premiers groupes couples entrent dans l'enceinte piquetée de petits sapins frigides. Ils s'enlacent, comme des pantins ils se mettent à danser et à gesticuler.

Et lui rivé au sol à 24 ans, lui dont les pieds se refusent à sauter, lui qui ne peut plus seulement rire trop fort, un malaise l'envahit. Pourquoi dansent-ils eux, et lui ne peut-il plus ?

Pourquoi les laisse-t-on danser après tant de malheurs ?

- M. Cornet, vous n'en faites pas une ?

- Non mlle, je ne danse pas...

Une autre :

- M. Cornet vous faites la prochaine ?

- Non merci, je ne danse pas.

- Vous ne savez pas danser ?... Vous n'avez jamais dansé ?

- Oui, mais je ne peux plus danser.

- Venez, on en fait une... on ira tout doucement..

- Vous m'ennuyez.....

Il est parti, tout seul, grossièrement, voyant rouge. Oh ! les tuer, tous ceux qui dansent et qui au lieu de compatir à son malheur, viennent retourner le fer dans la plaie !... Oh ! détruire cette musique dont les roulades lui font tant de mal à présent.

Il est parti, très loin, au bord de la rivière, parmi l'herbe et les buissons, pour ne plus entendre cette musique, pour ne plus voir ces pantins... Et il a écrit longuement ses malheurs que nul ne comprend.

Il est revenu, enfin : la musique semble fatiguer de toujours reprendre [?]. Les danseurs vont au bal en traînant leurs pieds fatigués ou ne reviennent en s'épongeant le front. Il a montré son affreuse blessure : un instant - oh ! un tout petit instant - il les a sentis compatissants. Peut-être se sont-ils dit qu'en effet on ne devrait plus danser devant ces déchéances. Mais l'orchestre les rappelait ; ils sont partis en bousculant les chaises.

- " Gardez-nous les places, M. Cornet, on va revenir."

Oh ! oui, les tuer tous...

o

o     o

Mais il est sauvé... il a rencontré sa collègue... Il a enfin quelqu'un à qui conter ses peines et avec qui maudire les insouciants.

o

o     o

Insouciants ? Non, naïfs.

Peuvent-elles savoir ces demoiselles ce que la guerrre représente pour un mutilé de douleur et de peine, elles à qui on n'a appris qu'à bénir la guerre.

M. Cornet a montré à ces institutrices la balle qui l'a frappé. L'une a demandé si c'était un éclat d'obus. Toutes se sont écriées confuses

-"Oh ! c'est comme ça une balle ?...

- Vrrrr..."

- Oui voilà ce jouet.

_____

Mais les sommets des montagnes s'auréolent de brouillard. Au nord - là haut, derrière ces pics et aiguilles, juchés sur leur piédestal de sapins - sortent de gros nuages noirs qui s'avancent en soufflant. Le soleil lutte un instant. Les nuages semblent l'éviter, ils le cernent consciencieusement mais n'osent pas le couvrir. Puis c'est comme un soir brusque ou une éclipse s'étendant sur la vallée assombrie et électrisée.

Les grosses gouttes tombent en rayant les murs et en faisant des taches sur la poussière de la route... Maintenant l'orage martèle le sol en brusques ressauts de rage et est coupé d'accalmies inattendues - comme des trous énormes - pendant lesquels on n'entend que les gouttières, monotones, vider leurs eaux et le bal là-bas sous la tente qui tourne, tourne toujours.

Il a plu, il a plu... Comme ils ne pouvaient pas retourner, un collègue leur a offert l'hospitalité.

Le soir après un diner copieux, on les a conduits dans leurs chambres - une maison un peu à l'écart du village, face à la montagne de sapins.

- Voici votre chambre mademoiselle.

- Et voici la vôtre, monsieur.

Voilà les serviettes, l'eau, les cabinets...

- Bonne nuit.

Dans sa grande chambre blanchie à la chaux, il est seul. La nuit claire maintenant, claire comme une source limpide coulant entre des rochers.

Une senteur extraordinaire arrive jusqu'à lui, mélange d'herbes mûre et mouillée - de sapins et de peupliers... Les oiseaux chantent.

- ivres.

Mademoiselle referme la porte - mais il n'a pas entendu la clef tourner dans la serrure... elle est là de l'autre côté du mur... Il se rappelle ses coups d'œil - ses manières par instants provocantes - ses serrements de mains... et ces quelques baisers dans les cheveux qu'il lui a volés. Elle est là et n'a pas fermé sa porte.

Il sent un "froufroutement'... À ce moment elle doit se regarder dans la glace - dégrafer sa robe... La voilà toute blanche avec ses gros rubans sur son cache corset... elle quitte ses jupons, son corset... Et elle défait ses cheveux maigres et pauvres comme son pauvre corps de délaissée... elle se couche...

Et si "elle" l'attendait !... Elle n'a pas refermée la porte... si elle épiait ses pas. Tout se tait maintenant... Si elle imaginait ses gestes à lui !... Si à chaque grincement elle fixait la porte qui va s'ouvrir !... Oh ! oui elle l'attend, elle n'a pas refermé la porte. Que lui dira-t-il demain s'il n'ose pas ? ...

Le voilà sur la porte - Il sent remuer les draps... Elle est donc couchée... Il frappe légèrement et entre immédiatment de peur qu'on lui refuse... Elle n'a pas l'air bien étonnée de cette audace... Oh ! oui elle l'attendait....

Il s'assied sur son lit et lui parle chaudement. Comme elle ne peut plus détourner tourner la tête à son gré il réussit à l'embrasser assez longuement... Elle frissonne.

Mais pourquoi détourne-t-elle ainsi sa bouche ? Pourquoi serre-t-elle ainsi les draps autour de son corps maigre que le jeune homme modèle de ses mains ? Pourquoi ces geste de dégoût ? Parfois selle semble se donner pour se reprendre aussitôt.

Dans la lutte M. Cornet entrevoit au cou de celle qu'il tient là, une médaille qui se repose sombre sur la poitrine male. Il dans ce médaillon un képi... un militaire... Ah ! oui le mort. Le mort se mettait tout à coup entre eux deux, en expliquaient subitement ces soupirs de fatalité et cette fuite des lèvres...

M. Cornet a tout compris. Il se relève rajuste sa tenue. Il reste un moment assis sur son lit comme un frère et lui parlait fort gentiment. Puis il l'embrasse chastement sur le front et repart.

o

o     o

L'été vient. En quelques semaines le blé a poussé long et flexible. Les grands champs commencent à jaunir faisant paraître plus verts les buissons des murs.

Les troupeaux transhumants sont passés cette semaine. Il en montait la joie que de sa classe il voyait venir au loin trainant sur la route une large tâche d'un blanc maculé et dont les sonnailles tintaient plus fort que les cloches de l'église. Il montait jusqu'à eux une plainte confuse où l'on devinait des bêlements tremblés en un hatif chevrotement de pattes. Ils venaient soulevant un nuage de poussière et laissant sur la route une piquée de mille traces de pas.

Un matin au jour il entendit les sonnailles s'avancer en balançant leur bourdonnement. Puis se fut comme un long frétillement. Puis un bruit confus comme une foule envahissante. Pendant Longtemps le troupeau défila. À la clarté de l'aube naissante on voyait les moutons suivre en trottinant leur place dans le cortège. Quelques béliers se détachaient fiers et résolus. Un berger fermait la marche avec son chien qui faisait la navette en reniflant les jambes des brebis.

Il fait chaud. Les petits campagnards appelés par la moisson ne viendront plus dorénévant. M. Cornet attendait patiemment les vacances, jouissant du premier été de sa jeunesse libre.

Et l'après midi, assis à l'ombre du noyer, il rêve de soleil de juillet sur des tranchées de Champagne.

daluis_histoire_-c.jpg

Fin 2e partie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[Suit le récit des "Simples" dans lequel Pierre Maillan prend le relai en même temps que le train pour Le Bar-sur-Loup].